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Une multiplicité de textes circulant en réseau fait désormais partie de notre quotidien : fragments et conglomérats, memes, retrogames, artefacts de nature variée. De quelle manière ces textes rejoignent-ils leurs publics (spectateurs, masse, foule, publics numérisés, publics connectés)? Qu’est-ce que l’étude des communautés des fans, fansubbers, trolls, pirates, geeks peut nous dire sur la nature dynamique des contenus médiatiques et comment expliquer la circulation massive, apparemment spontanée, de certains d’entre eux? C’est une étude des stratégies des industries, des créateurs de contenus transmédia, des grands groupes industriels et des artistes indépendants qui peut nous éclairer sur certains de ces sujets très contemporains. Si l’opposition entre stratégies de diffusion traditionnelles et tactiques certaldiennes de braconnage n’est peut-être plus apte à décrire les dynamiques entre ces éléments en collision, Spreadable Media de Jenkins, Ford et Green cherche à nous en offrir une image nouvelle.

Henry Jenkins, professeur à l’Université de Southern California (dont on rappelle Convergence Culture paru en 2006 et un blog contenant de nombreux comptes-rendus d’entretiens et des études de cas, henryjenkins.org), Sam Ford, directeur des stratégies numériques chez Peppercomm Strategic Communications (dont le slogan est “Listen. Engage. Repeat”) et Joshua Green, auteur d’un livre sur la culture de YouTube (Burgess et Green 2009) et actuellement “stratège” chez Undercurrent, nous offrent l’abrégé d’une série de discours théoriques sur la culture participative, entre industries et fans. Les auteurs développent des perspectives convergentes sur la circulation des médias, à partir d’une approche transdisciplinaire (entre marketing, économie de la culture et anthropologie), foncièrement inspirée d’une perspective culturelle – visant à décrire les interactions entre des acteurs réels et les spécificités liées aux contextes d’appartenance des contenus, des producteurs et des consommateurs. L’écologie des médias d’aujourd’hui s’aborde à partir du ‘spreading, verbe venu déloger la célèbre métaphore “virale” (décrivant la circulation de certains textes médiatiques sur Internet tels la vidéo de la victoire de Susan Boyle à l’émission Britains Got Talent en 2009, ou encore Kony2012, événement qui généra 77 millions de vues en quelques jours), trop liée, selon les auteurs, à l’idée d’un corps en proie à une pathologie qui se propage (un contenu médiatique), et qui négligerait, du coup, la dimension active de la consommation. Les auteurs, au contraire, prennent le parti de décrire des choix d’utilisateurs conscients des conséquences de leur geste de partage et capables de façonner à leur guise les contenus. On pourrait traduire to spread par “étaler”, “se répandre” ou encore “essaimer”. L’image présentée en couverture est celle des pissenlits, ces plantes vivaces dont les aigrettes s’envolent dans toutes les directions. Les médias n’agissent plus comme de la colle (sticky media) : au contraire, ils partent désormais à la recherche de leurs publics et s’y agrippent, se laissant modifier (remixer, transformer) en fonction des différents contextes, jusqu’à être transportés dans des territoires nouveaux, selon un modèle reposant sur la participation des usagers.

L’ouvrage est organisé en sept chapitres, des instructions pour la lecture, une longue introduction (50 pages) et une conclusion. La structure même du projet reflète une logique convergente : tout au long du livre, les auteurs se réfèrent à “l’édition augmentée” que le lecteur peut consulter sur le site spreadablemedia.org et qui contient les articles écrits par des membres du Futures of EntertainmentConsortium (anciennement appelé Convergence CultureConsortium) du MIT ainsi que d’un riche réseau de chercheurs ayant participé, au fil des années, aux débats qui ont donné naissance au livre. La lecture de ces contributions offre souvent plus d’approfondissements théoriques ou historiques, voire méthodologiques, que le livre lui-même (Mittell 2013; Uricchio 2013). Au sein de l’ouvrage, ces différentes contributions convergent sous l’autorité des trois auteurs, bien qu’elles conservent une forme de visibilité davantage “partageable” sur Internet.

Le livre s’adresse à trois types de lecteurs : chercheurs dans le domaine des médias, professionnels de la communication (notamment les producteurs de contenus transmédia) et spectateurs-utilisateurs activement engagés dans la production et dans le partage de contenus. Le langage et la forme de Spreadable Media s’adaptent à la volonté de s’adresser à ce lectorat varié : la lecture nous informe de l’existence de cas d’étude très stimulants, mais nous offre une dimension théorique plutôt mince. C’est une véritable prise de position contre toute ambiguité : les critiques possibles (ou que le lecteur expérimenté de Jenkins identifiera comme appartenant à quelques-uns des débats du passé : l’accusation d’excès d’enthousiasme pour le web 2.0, par exemple, ou celle de manquer de perspective transnationale) sont anticipées et résolues. De temps en temps, cette logique d’aplanir les conflits semble même laisser croire que tout est nouveau : dans quelques cas, on remarque que la première source de la citation est parfois omise, comme lorsque les auteurs citent Flourish Klink (60) qui semble avoir inventé l’exemple d’un bureau habité par son usager ne mentionnant pas Linvention du quotidien de Michel de Certeau (1980) – d’ailleurs au centre des réflexions de Textual Poachers (Jenkins 1992). Malgré l’évidence de cette volonté de divulgation, Spreadable Media n’est pas (seulement) un manuel de communication à l’ère de la convergence. Il en découle une certaine ambiguité dans l’adresse : c’est l’image du chercheur-consultant foncièrement associé à une industrie qui émerge.

Le premier chapitre, “Where Web 2.0 Went Wrong” (47-84), nous explique que la spreadability est le résultat d’un travail : elle est centrée sur la valeur morale de la dimension grassroots, pensée en opposition au modèle de communication unilinéaire allant du producteur au consommateur et du modèle transactionnel de la conversation arboré par certaines études des médias dans les années 1980, mais également en opposition à la logique qui conçoit les médias comme des espaces qui attirent le consommateur à soi (sticky), qui a suivi dans les années 1990. Afin de décrire les nouveaux enjeux que soulève la spreadability, une analyse de la négociation entre l’économie du partage et l’économie du don est présentée. Avec Lawrence Lessig, les auteurs décrivent un modèle de production-réception où les consommateurs, en premier lieu, construisent leur relation au texte et, ensuite, travaillent collectivement pour construire une réponse au pouvoir des grandes compagnies. L’accent est mis sur la dimension du partage : les fans produisent un travail n’ayant pas de rémunération directe, mais reposant sur l’obligation à rendre chaque présent, à l’instar de l’économie décrite dans l’Essai sur le Don de M. Mauss (1924). Par conséquent, il est aussi question de mesurer le degré de liberté de ces opérations que souvent les fans réalisent dans un territoire officiel (la page Facebook de la compagnie, par exemple) et qui possèdent donc une charge critique limitée.

Si le marché attribue une valeur à tout artefact, cette valeur possède également une dimension symbolique qui se construit dans le temps. Le deuxième chapitre “Reappraising the Residual” (85-112) analyse la spreadability comme résultat d’un processus d’évaluation, d’organisation d’un savoir et de construction d’une mémoire, ayant son corollaire dans la construction et la consolidation des communautés, dans la reconnaissance culturelle et dans la compréhension du présent. Toujours à partir des contributions recueillies dans le “livre augmenté”, les auteurs analysent le cas du site eBay et de l’émission Antique Roadshow, ainsi que les exemples d’un site qui recrée des parfums oubliés, la culture des retrogames, le mouvement neoswing et le steampunk (ces derniers étant de véritables styles de vie). Les théories que Raymond Williams développe dans Marxism and Literature (1977) sont mobilisées pour souligner que les changements dans la culture apparaissent à une fréquence variable : en tant que consommateurs de la culture, on peut être influencés par quelque chose – expérience, pratique, artefact, institution –, qui a perdu depuis longtemps son rôle central. Le contenu dit “résiduel” devient objet de “collectionnisme” et de partage. Ces deux phénomènes sont strictement liés et, grâce à la numérisation, se produisent à une vitesse toujours gandissante. Il est utile de remarquer que ces phénomènes produisent des économies spécifiques de “grandeur”, au sens de Boltanski et Thévénot (1991) : par exemple, en tant qu’usager du web, c’est la quantité et la qualité du matériel qu’on remet en circulation qui nous permet d’acquérir une expertise et une reconnaissance au sein d’une communauté. À ce propos, l’importance du lien entre les récits mis en place par les marques de commerce, les histoires, les mythes et les légendes est soulignée : regarder en arrière sert à générer de nouvelles significations (Robert Kozinets parle de e-tribalized marketing et de retrobranding). Les auteurs soulignent ce que Kozinets écrit dans le livre augmenté : “les récits de marque seront couronnés de succès s’ils arrivent à évoquer de manière presque utopique des mondes du passé et des communautés actuelles ou du passé” (101).

Le troisième chapitre, “The Value of Media Engagement” (113-153), aborde les défis liés à l’évaluation de la participation des publics (dans un contexte où les producteurs ne savent pas ou ne veulent pas voir l’intérêt d’une étude de l’auditoire sur Internet). Quels sont les signes d’un engagement profond? Quelle est la valeur d’un lien Facebook ou d’un tweet? Des questions que le chercheur-ethnographe peut se poser lorsqu’il est confronté au travail des fans rejoignent ici les préoccupations liées à la dimension fuyante des publics ou même à leur invisibilité pour les industries (voir par exemple les remarques exprimées par Ien Ang, 1991 : 30). Le chapitre propose ensuite d’analyser quelques-unes des stratégies transmédiatiques récentes qui reconfigurent les modèles d’affaires fondés sur les contrats de concession et les licences d’exploitation en proposant aux fans de façons variées de s’engager sur la durée, via de multiples supports et non plus sur la consommation unique. Les auteurs remarquent que “la capacité des auditoires d’estimer la construction des mondes a évolué” : ils se demandent aussi – et c’est une invitation à l’action qu’ils envoient aux professionnels des médias – comment la capacité des producteurs d’écouter les fans peut – et doit – se transformer (146).

Le chapitre 4, “What Constitutes Meaningful Participation?” (153-194), approfondit la question de la participation. Le chapitre décrit des usages des médias, suggère que les lurkers – ceux qui se limitent à observer – sont aussi à prendre en compte dans l’étude du fandom car ils ont le pouvoir d’influencer les modalités de consommation. Bien que les auteurs soulignent qu’il ne faut pas surestimer les comportements “actifs” ni dévaloriser les comportements dits “passifs” (155), on chercherait en vain une véritable proposition méthodologique en ce sens. Ils soulignent que “les publics n’offrent pas seulement de l’attention, ils en requièrent également” (Dayan 2005 : 52). Lorsque Jenkins, Ford et Green évoquent le terme “collaboration”, on remarque toutefois l’absence de toute référence à la notion d’“intelligence collective” élaborée par Pierre Lévy, et qui était pourtant présente dans Convergence Culture (Jenkins 2006)[1].

Les discussions entre fans et leur participation à la culture du Spreadable Media sont considérées comme génératives (176). On parle alors de “productivité” des fans. Le terme clé semble être écouter (to listen), verbe actif qui se définit en opposition au simple entendre passif (to hear). Or, l’objectif pour le chercheur-consultant n’est pas seulement de recueillir des données, mais bien d’en tirer un résultat et, ainsi, d’agir en fonction de la communauté d’usagers : remercier les fans, leur offrir plus de ressources, répondre aux questions, régler les malentendus, mais aussi modifier les caractéristiques du produit – ou du brand – en fonction des usages observés. Cette capacité accrue de la part des industries de répondre à leurs consommateurs correspondrait ainsi à une stratégie d’apprivoisement puis de domestication des publics et ensuite d’adaptation – au sens évolutionniste – de l’image d’une marque. La nouveauté, dans ce paradigme que le marketing connaît depuis un certain temps, se manifeste par la possibilité d’une collaboration à l’échelle planétaire, et, par la suite par voie de feedback, la possibilité de mettre en circulation des messages alternatifs. Mais à cet égard on se demande bien ce que la spreadability peut nous apprendre de neuf en ce qui concerne la lutte pour l’accès à la culture (Hartley 2008).

Le chapitre 5, “Designing for Spreadability (195-228) explore les qualités des contenus pensés pour être étalés. Un contenu est plus facilement partageable s’il est disponible au moment et dans le lieu où les publics le cherchent : les producteurs doivent envoyer le matériel à un groupe-cible de consommateurs au lieu de penser que ceux-ci viendront seuls. Le contenu devra également être portable, c’est-à dire “facile à citer” et “saisissable” en fonction de ses affordances ou qualités techniques et esthétiques; facilement réutilisable; significatif pour des auditoires variés et, enfin prendre place au sein d’un flux constant. La notion de référence ici citée dans le texte est celle des producerly texts de John Fiske (1989). Il est intéressant de remarquer que Fiske adopte la distinction proposée par Barthes entre les textes “lisibles” et “scriptibles”, plaçant au centre le lecteur comme producteur de sens. Si, d’un côté, dans le cas du texte “scriptible”, le lecteur participe activement à la construction du sens en “réécrivant” le texte, de l’autre, dans le cas du texte “lisible”, la lecture est réduite à la consommation passive d’un sens imposé :

Comment donc poser la valeur d’un texte? Comment fonder une première typologie des textes? L’évaluation fondatrice de tous les textes ne peut venir de la science, car la science n’évalue pas, ni de l’idéologie, car la valeur idéologique d’un texte (morale, esthétique, politique, aléthique) est une valeur de représentation, non de production (l’idéologie reflète, elle ne travaille pas). Notre évaluation ne peut être liée qu’à une pratique et cette pratique est celle de l’écriture

Barthes, 1970 : 557 et passim

La référence à Barthes est néanmoins absente de Spreadable Media et, avec elle, la dimension axiologique de l’opération sémiotique – que, d’ailleurs, l’on ne saurait pas limiter aux contenus pensés pour la spreadability. À partir des travaux de Fiske, les auteurs préfèrent souligner l’importance de la signification culturelle notamment en ce qui concerne la différence entre les textes produits pour la culture de masse et ceux qui appartiennent plutôt à la culture populaire. Remarquons que le recours à l’idée du “populaire” au sens de Fiske ajoute à la spreadability une valeur éthique positive. Il s’agit de textes qui s’intègrent dans les vies des personnes qui se les approprient, par le biais du remplissage de “blancs” cognitifs, par effort herméneutique, par humour, ou parodie, ou encore via le partage d’une histoire commune (remarquons au passage la référence à la notion de timeliness ou du caractère opportun d’un texte, qui suggère que son importance et sa persistance dans la culture sont des questions qui dépendent d’un contexte ou d’une situation et sont, pour cette raison, difficilement prévisibles). L’appropriation lue en termes d’engagement civique est, selon les auteurs, la conséquence la plus intéressante (voire la seule qu’on puisse étudier) de l’ouverture des textes. Idéalement, la spreadability correspondrait à la libre circulation des contenus, en dehors des processus “top/down et permettrait de transmettre un message à un auditoire très large. Un cas intéressant est fourni par l’analyse des actions d’un groupe de cinq activistes palestiniens et israéliens qui organisent des manifestations contre le mur israélien et qui peignent leur corps en bleu en référence aux personnages du film Avatar de James Cameron (2009). En s’appropriant un objet de la culture populaire, un blockbuster connu de millions de spectateurs, et par la diffusion des vidéos de leurs manifestations sur YouTube, ces militants tentent de procurer de la visibilité à leur cause.

Le chapitre 6, “Courting Supporters for Independent Media” (229-258), décrit les façons par lesquelles certains artistes et producteurs de contenus indépendants cherchent à solliciter la participation des publics. L’artiste Nina Paley, par exemple, s’adresse à ses fans en faisant “don” de son art, comme s’il s’agissait d’un “cadeau”, et les encourage à le diffuser. Pour cette artiste, “copier est un acte d’amour”. Dans l’économie du don, on le sait, une certaine forme de réciprocité est implicite. Dans ce cas, l’artiste préfère sacrifier tout contrôle sur la circulation d’une oeuvre dans l’espoir de gagner en retour des fans qu’elle n’aurait jamais pu prévoir. De plus en plus, Internet complète, voire remplace, les réseaux de diffusion traditionnels. En ce qui concerne Paley, la demande est littéralement créée par l’acte de partage (on estime à 119,000$ les dons des fans). La distribution numérique permet de réduire les coûts et les stratégies spreadable offrent aux créateurs la possibilité d’élargir leur auditoire (voir aussi Thompson 2009); ou l’exemple des artistes de la scène musicale suédoise étudié par Nancy Baym dans le “l’édition augmentée” (2013). Bien que ces exemples soient très encourageants, on remarque un certain excès d’optimisme des auteurs envers la culture de la participation, alors qu’ils passent sous silence le rôle des “célébrités” (c’est-à-dire l’effet people) dans la propagation des contenus médiatiques.

L’occident néo-libéral, aujourd’hui presqu’entièrement numérisé, est le point de départ de toutes les observations réparties sur les cinq premiers chapitres de l’ouvrage. La perspective change toutefois au dernier chapitre, “Thinking Transnationally” (259-290). C’est donc que le “monde n’est pas plat” proclament les auteurs, contrairement à ce que déclarait Thomas Friedman dans son best-seller de 2005! On notera que le terme utilisé pour rendre compte des diversités et des frictions dans les pratiques du Spreadable Media est “transnational” (terme qui semble avoir chassé l'adjectif “global” aux USA). D’entrée de jeu, la différence entre multiplicité (recirculation du même, et la diversité (circulation des alternatives) est soulignée par le biais d’exemple de culture des migrants, ou encore par la création d’un héros mythique hybride entre culture locale et culture US au Kenya (264-265). Selon Arjun Appadurai (1986), on peut comprendre l’économie de la culture internationale, la façon dont elle voyage, de même que ses écarts et ses différences d’un environnement à l’autre, qu’à travers l’étude de la dimension de l’échange. Dans l’introduction de Social Life of Things, Appadurai décrit les interactions entre les cultures de l’“état de marchandise” (ou commodity cultures) et la culture du don. L’auteur montre bien que la valeur des objets n’est pas exclusivement marchande. Or, ce qui intéresse Jenkins, Ford et Green ce sont les situations décrites par Appadurai où les détenteurs du pouvoir saccagent les cultures qui ont donné naissance à un artefact en introduisant cet objet dans un régime d’échange différent dominé par des intérêts économiques (272). À travers quelques exemples comme la réception de Prison Break en Chine (qui semble néanmoins réduire l’approche transnationale d’Appadurai à une version transculturelle du poaching), le dernier chapitre montre comment les contenus se répandent, donnent forme et sont, à leur tour, modifiés par des processus transnationaux complexes. Ce sont des questions délicates, les auteurs le reconnaissent, car les complexités géopolitiques et économiques de chaque situation ne permettent pas de généraliser avec une vue d’ensemble. Dans l’édition augmentée, des réponses plus ponctuelles sont offertes, comme l’analyse de chaînes télévisées américaines visant un public du sud-est de l’Asie (Punathambekar 2013).

En mettant au centre le mouvement des contenus, l’étude des situations dans lesquelles l’échange se produit, la perspective de Spreadable Media correspond, en dernière instance, à un acte de foi dans le pouvoir des publics connectés. Les auteurs remarquent à juste titre que, évidemment, les compagnies rechignent encore à laisser aller leur contenus. Mais la conclusion est optimiste : la culture participative a de beaux jours devant elle. Cela dit, une forme de prudence s’impose. Il serait utopique, en effet, de croire ici en une recette pour une économie dans laquelle consommateurs et producteurs façonneraient les produits en vue d’une consommation optimale. Rappelons, avec Jonathan Gray, que

les multinationales médiatiques ont considérablement plus de temps et de ressources que l’utilisateur ordinaire pour la production, la distribution de matériel. D’un point de vue légal, par ailleurs, ces multinationales ont considérablement plus de poids pour surveiller les limites acceptables des univers textuels

2013 : 122

Il n’en reste pas moins que, comme le dit Jenkins : “If it doesnt spread, its dead” (mantra arboré depuis quelques années sur son blog et d’abord forgé dans un post inspiré du travail de Jonathan Lethem, chercheur qui décrit le plagiat comme une activité qui permet l’épanouissement de la culture (2007), et devenu ensuite un livre blanc au sein du Convergence CultureConsortium) n’a jamais été autant d’actualité. Nous avons traduit “to spread” par “répandre”. La métaphore du pissenlit nous renvoie l’image d’une multiplicité dynamique (elle se répand dans toutes les directions) et générative (elle produit un nombre non-fini d’effets sémantiques). Remarquons que cette image ne va pas sans évoquer la notion derridienne de dissémination : la dispersion du sens (sema) et la dispersion des graines – ou des fragments médiatiques (le semen) sont entrelacées dans un processus génératif dont le principe organisateur est absent. Chez Derrida, le texte est la dérive de ses significations. Mais quelle est la valeur ajoutée que cette considération apporte à l’étude de la textualité à l’ère des médias spreadable? L’étalement de contenus variés, provenant d’instances d’énonciation différentes et résultant de la diffusion d’une textualité en réseau, où tend à voler en éclat l’opposition entre textes canoniques et apocryphes, entre textes et paratextes, encourage la recherche des méthodologies mieux adaptées à ces phénomènes. C’est ainsi, par exemple, que l’observation ethnographique des différents agents qui intervennent dans la création des récits transmédiques, laisse voir un processus dynamique où une diégèse est constamment déférée et différée dans une pluralité d’artefacts médiatiques : le texte résulte d’une suite de greffes.

On pourrait également se demander ce qui en est de ces projets non partagés, non propagés et donc “morts”. N’ont-ils vraiment pas de vie? Comment faire une histoire de ces récits qui restent isolés, qui ne circulent pas? Y a-t-il seulement la culture d’élite ou expérimentale qui puisse, en les prenant sous son aile, leur offrir une légitimité qui, du coup, les déposséderait de leur intérêt pour les études culturelles?

Il resterait enfin à élaborer une définition claire d’une épistémologie des consommateurs à l’ère de la spreadability. Une méthodologie de recherche qui tirerait profit de ces réflexions, et qui serait foncièrement interdisciplinaire, devrait chercher à valider des pistes pour dépasser le dualisme qui oppose l’étude des tactiques des publics et celles des stratégies industrielles. Elle pourrait se baser sur l’examen critique et théorique des termes “convergence” et “trop-plein” appliqués à des contenus. Cet examen devra s’effectuer par le biais d’une analyse des pratiques spectatorielles en réseau jointe à l’analyse des conglomérats médiatiques débordant dans le quotidien des consommateurs. Cette méthodologie pourrait aussi profiter des avancées dans le domaine de la sémiotique de la culture et des théories des mondes fictionnels, entendus comme univers de discours.