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Il y a quelque paradoxe à invoquer la notion de « langue » pour parler du genre dramatique. On s’étonnera que cette vérité élémentaire soit relevée tant l’expression elle-même est devenue courante, du moins en ce qui concerne la dramaturgie québécoise, pour désigner — et c’est là qu’un premier doute s’installe — aussi bien le style que la poétique générale d’un ou plusieurs auteurs. Il suffit de se rappeler que le propre du drame, par opposition au poème, se résume justement à l’abolition de l’instance énonciatrice, identifiable au timbre d’une voix (une langue) sans laquelle le texte donne à entendre, en lieu et place de l’auteur, la pluralité des paroles produites par les personnages. Il faudrait donc, en toute logique, parler « des langues », en insistant sur le fait que celles-ci opèrent à l’échelle de chaque texte. On objectera qu’à cette règle, la doctrine classique de même que les esthétiques modernes ont opposé plusieurs démentis et cherché différentes voies de contournement traduisant la volonté manifeste de la part des auteurs (et des théoriciens) de théâtre de réintégrer, comme s’ils en avaient été chassés, le champ de la poésie. C’était là une façon d’affirmer une revendication de singularité que refuse en principe le régime collectif et pluriel de la dramaturgie. Aussi prestigieux et nombreux soient les exemples, ils ne font toutefois pas oublier la loi incontournable du genre : qui écrit pour la scène conclut une sorte de pacte menant à la dissimulation du sujet de l’écriture.

La nuance n’est pas sans importance. L’auteur serait, en vérité, toujours présent dans le drame, mais caché sous une variété de masques ; d’autres diraient protégé derrière les figures agissantes que sont, pour les spectateurs et le lecteur, les entreparleurs[1]. Comment, dans ces conditions, parler de la langue à propos du texte dramatique ? Le problème réside peut-être dans la désignation de l’objet auquel s’intéressent les études dramaturgiques. Le texte de théâtre, entendu comme oeuvre achevée de l’auteur, se donne à lire autrement en raison de la destination scénique qui est la sienne, c’est-à-dire de cette extériorité dont on pressent les contours dans le texte didascalique et qui accentue l’impression d’une séparation entre le corps et la parole du sujet. La comparaison avec la poésie s’impose, ici encore, plus que jamais. Sauf à considérer certaines formes lyriques sous l’aspect de leur performativité, on admet volontiers que la puissance évocatrice du poème passe par la production d’un corps imaginaire, d’une source concrète de la parole renvoyant à la personne qui écrit mais qui n’a nul besoin, pour se faire entendre, d’exister en dehors du langage. Dans le texte de théâtre, ce corps semble au contraire oblitéré. D’où notre interrogation au sujet de la langue. Là où le style du poète, ce qu’on appelle communément sa « langue », possède une corporéité manifeste, le texte dramatique aménage un espace où vient se loger la scène. Celle-ci anticipe la représentation qui relève d’une autre instance (autre corps), voire d’une autre modalité d’énonciation (la mise en scène).

Resterait donc à s’éloigner du texte pour se rapprocher de l’écriture. Si en effet l’oeuvre publiée ou représentée a pour conséquence de masquer la présence de l’auteur, de dissoudre le lien entre sa langue et son corps, il est permis de penser que cette dissolution a pu laisser quelques traces dans le travail de création de l’oeuvre. Il faut entendre le terme d’écriture au sens où l’emploient actuellement les théoriciens de la génétique[2] : comme acte de concevoir, de structurer et de rédiger un texte — avec tout ce que cela comporte de hasards, d’erreurs, de recommencements, de manipulations — qui rend compte, plus que l’objet imprimé ou à tout le moins de manière plus explicite, que l’écriture tient de l’expérience vécue. Aussi bien dire que l’ambition de la génétique consiste à décrire les étapes de cette épreuve par laquelle l’écrivain assemble les morceaux (forme et contenu) de son oeuvre. Les manuscrits, les brouillons ou, pour employer un terme plus englobant, les avant-textes d’une pièce, offrent en effet la possibilité de reconstituer le parcours d’une oeuvre à travers ses nombreux événements scripturaires. Pour nous, cela signifie suivre à la trace le processus par lequel le sujet est amené à composer avec les lois et les contraintes du genre dramatique, mais avec aussi ses virtualités. C’est comprendre surtout, si l’on s’en tient à la langue, comment l’auteur, toujours au stade de l’invention et alors qu’il bénéficie peut-être d’une plus grande liberté, définit son rapport au matériau verbal et linguistique avant que ne s’opère le nécessaire et déterminant « partage des voix » du drame.

Le thème de la langue, dans le cadre d’une recherche sur la dramaturgie du Québec, comporte plusieurs pièges, le moindre n’étant pas de concevoir celle-ci sous un angle exclusivement sociologique, c’est-à-dire à partir d’une interrogation sur la valeur identitaire de cette dramaturgie[3]. L’approche génétique nous permet de nous éloigner d’une telle perspective, sans pour autant en dénier l’intérêt. De fait, s’il n’est plus guère question de la langue fictionnelle des personnages mais bien du travail d’écriture de l’auteur, la valeur référentielle de l’objet linguistique importe moins ici que son statut pragmatique. Aussi avons-nous opté pour un modèle d’enquête qui oriente l’analyse vers les procédés et les stratégies employés par l’auteur dans le but, là encore, de structurer sa partition. En revanche, si l’ancrage national des textes n’a ici qu’une importance relative, la période historique qu’ils recouvrent revêt une signification. Entre 1965, date du premier manuscrit des Belles-soeurs (Michel Tremblay), et la création en 2001 du Ventriloque (Larry Tremblay) et celle, en 2004, de Louisiane Nord (François Godin), près de quatre décennies ont passé, au cours desquelles le théâtre s’est transformé, notamment en ce qui a trait à la place du texte dans la création théâtrale. Ainsi, on se risquera à situer les réflexions qui suivent par rapport à ce que le critique allemand Hans-Thies Lehmann a décrit comme une ère « post-dramatique[4] », à condition d’entendre cette expression dans le sens où non seulement l’autorité du texte et celle de l’auteur (comme facteurs de cohérence) ont été mises en cause, mais aussi l’autorité d’une époque ayant permis l’émergence de nouvelles manières d’écrire pour le théâtre. Celles-ci nous invitent aujourd’hui à penser et à interpréter autrement les textes et leur représentation scénique.

Dans cet esprit, une question, centrale pour notre propos, s’imposait : la matière verbale et linguistique serait-elle une composante parmi d’autres du travail de création dramatique ? Dans les dossiers de genèse que nous examinons, des éléments nombreux confirment pareille hypothèse que la seule lecture du texte achevé ne permet pas toujours d’entériner/vérifier. Au-delà des cas particuliers, il s’agira de poser le problème à l’échelle des pratiques dramaturgiques et de leur signification dans le contexte des mutations touchant la relation entre le texte et la scène.

Les belles-soeurs : la mémoire du joual

À l’approche des célébrations soulignant les quarante ans de la création des Belles-soeurs il n’est pas inutile de revenir sur la genèse de la pièce qui, aux yeux de l’histoire, incarne le moment inaugural du « Nouveau théâtre québécois ». Le déplacement de perspective a ici son importance. Il se pourrait que le récit de genèse dise autre chose que ce que l’histoire officielle retient d’habitude de cet épisode.

Partons de la constatation que là où celle-ci en a fait l’événement d’une naissance, l’étude des brouillons de la pièce de même que l’aventure qui précède son triomphe sur la scène du Théâtre du Rideau-Vert en 1968 forment plutôt le récit d’une disparition. L’anecdote, rapportée maintes fois par Michel Tremblay, autour de l’idée qui déclencha l’écriture mérite à cet égard qu’on s’y arrête. Loin de la scène de collage de timbres qui forme l’essentiel de l’intrigue, le défi initial de la pièce était d’écrire un dialogue entre deux femmes revenant d’un salon mortuaire. On aura reconnu, à cette description sommaire, l’échange entre Rhéauna Bibeau et Angéline Sauvé qui trouve place dans le texte final avant l’arrivée du personnage de Pierrette Guérin marquant la fin de la première partie. Comment interpréter cela ? Une première hypothèse serait de lire l’ouvrage à la manière d’un chant funèbre ou comme s’il était construit sur le modèle architectural du monument aux morts. Notons que la première réplique, l’une des rares à être demeurées intactes d’une version à l’autre, est celle où Linda dit à sa mère Germaine : « Misère ! Que c’est ça ? Moman ![5] » Volontaire ou non, cette référence (ironique !) à la forme musicale du miserere n’est certainement pas à négliger… mais elle ne saurait tout expliquer[6]. La position centrale de cette « scène primitive » suggère que le texte s’est construit suivant une logique d’expansion ou d’amplification. En termes génétiques, cela impliquerait, de la part de l’écrivain, un rapport à la matière verbale qui s’exprime davantage par des opérations d’addition que de soustraction. Un relevé rapide des répliques dans chacune des versions de la pièce confirme aisément cette hypothèse[7].

Qu’est-ce à dire en regard de la langue ? Le mouvement contradictoire suggéré par les motifs de la mort et de l’expansion nous ramène à la question du joual et au problème de sa transcription. À ce propos, il est bon de rappeler que cette langue, dont on a souligné le caractère emblématique (à l’échelle sociale) et la fonction mimétique (au théâtre), appartient d’abord à la mémoire de l’auteur au moment où celui-ci entreprend son projet. Or qui dit mémoire dit aussi que l’oeuvre à faire devient le moyen d’en préserver la trace, de ressusciter « l’univers de paroles » qui, de l’avis de Tremblay lui-même, semble avoir façonné la période cruciale de l’enfance. Vue sous cet angle, l’écriture du joual se rapproche du travail de l’archéologue ou de l’ethnographe devant une langue en voie de disparition ; langue qui, en dépit d’un effet certain de proximité ne se laisserait entendre qu’à travers l’écho distant de son étrangeté grandissante. Autant dire qu’il y aurait dans Les belles-soeurs un effort de médiation ou de traduction. Celui-ci consiste à donner forme à une réalité jusque-là indicible en lui faisant porter le masque de l’écriture.

Le texte définitif des Belles-soeurs, publié en 1972, ne présente qu’une étape (la dernière) de cette démarche complexe dans laquelle interviendront d’autres personnes (comédiennes et metteur en scène) qui ont infléchi le processus initial d’écriture. Dans le manuscrit de 1965 et la version immédiatement suivante, préparée en vue de la lecture publique au Centre du Théâtre d’aujourd’hui, on voit se mettre en marche ce processus qui procède par essais et erreurs, qui engage surtout l’auteur à définir un code capable de traduire non seulement une langue mais la sensation (désormais perdue) produite par son usage intime et quotidien. Y parvient-il ? Toute la question est là. Au risque de répéter un cliché, admettons que la traduction se fonde sur un mensonge que n’ignore pas ici l’auteur dramatique. S’il n’y a pas de code magique, il y a en revanche un procédé classique qui consiste à produire, dans une langue (un code) autre, la description de ce que dit la voix originelle. Nous revenons ici à la notion d’expansion qui caractérisait la construction globale de la pièce. Ce que révèle la succession des premières versions du texte, à l’échelle microscopique des répliques, c’est justement la tentative, sans cesse répétée, de substituer au corps absent de la parole enregistrée par la mémoire une écriture du débordement, de la pléthore, voire du remplissage. Comme si, après la première dictée que constituait le manuscrit de 1965, rédigée sur une durée très brève[8], l’auteur avait entrepris un travail de décryptage du matériau langagier ; comme s’il cherchait à faire surgir des mots la substance de son propre souvenir en le redéployant à la faveur d’une « grammaire générative ».

À l’appui de cette analyse, on notera que le déroulement de l’intrigue (le collage de timbres) épouse une même logique qui rend possible la multiplication des actions parallèles, ce que confirme, là encore, la lecture des avant-textes qui mettent en lumière la souplesse du canevas original sur lequel viendra progressivement se greffer une série de variations scéniques (choeurs, monologues, jeux, mystères, etc.). Quant au tableau comparatif ci-dessous, il montre le fonctionnement exponentiel de l’écriture de Tremblay dans son expression la plus immédiate et concrète. La longueur de la réplique 6 dans la version de 1968 est significative. Cette réplique, qui fait plus que doubler la version de 1965 en nombre de mots, illustre le procédé par lequel l’auteur construit le dire de son personnage, et le sien par la même occasion, en le redistribuant dans la durée de manière à en augmenter l’effet de « présence ».Allons plus loin. C’est dans ce même espace-temps dilaté que la parole devient pour le sujet la matière d’un véritable parcours. Parcours fait d’obstacles sur lesquels bute invariablement le lecteur et avec lesquels devra composer, à son tour, la comédienne. C’est d’ailleurs plus souvent à l’échelle du jeu que l’on remarque cela. Qui dit parcours dit partition engageant la voix de l’interprète à se frayer un chemin dans le texte. Mais qu’est-ce à dire à l’échelle de l’écriture ? La comparaison avec le manuscrit fournit l’autre partie de la réponse. Dans sa brièveté, ce texte traduit, tout comme celui de 1968, une exigence de respiration. Certes le parcours, à cette étape, dessine plutôt une ligne droite, orientée par le récit que fait Germaine de l’arrivée de ses timbres. L’énonciation pourtant ne reste pas univoque : le personnage, tenant le cap sur son « message », ne semble pas pouvoir résister au parasitage produit par la parole populaire. Ce que la critique Lise Gauvin qualifiait avec raison d’« effet joual » pourrait ici être décrit par une autre expression[9]. Le mot de parasitage signale que l’énonciation semble contrainte de subir des déplacements de points de vue qui sont autant de manières pour l’auteur de marquer sa présence[10]. Ceux-ci n’apparaissent que timidement dans la version manuscrite : Germaine, racontant les événements de la matinée, voit un instant son discours dévié par la voix d’un « espèce de grand gars » (« y’m dit que c’étaient mes timbres qui arrivaient »). Dans la version tapuscrite, le procédé devient plus systématique. La portion non ombragée du texte donne à lire en effet une parole qui n’en finit pas de digresser, qui se disperse en commentaires « inutiles » à l’action, produisant ainsi l’image d’un personnage en « pièces détachées » et l’impression que l’écriture cherche essentiellement à rapiécer les états successifs d’une conscience rythmée par le tempo d’une langue.

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À ce jour, les travaux sur la langue québécoise ont tenté de repérer ses traits linguistiques les plus saillants, en insistant à juste titre sur les particularités lexicales, phonétiques et syntaxiques qui en faisaient une sorte d’idiome imaginé par la littérature. Avec Les belles-soeurs se posait une question subsidiaire, liée au destin scénique de l’oeuvre. L’approche classique y aura répondu partiellement en soulignant combien l’usage de la parole procédait, chez Tremblay, de diverses formes de ritualisation (monologues, choeurs, répétitions litaniques, etc.) accentuant le contraste entre la vulgarité des propos et la noblesse des codes convoqués[11]. La génétique poursuit dans cette voie. Cela peut surprendre si l’on pense qu’à l’origine ce domaine se voulait un prolongement de la linguistique limitée à l’observation des opérations verbales de l’auteur. La réalité théâtrale modifie forcément cette perspective, ouvrant l’analyse sur la dimension éthique de l’écriture. Pour Michel Tremblay il importait, disions-nous, de rendre perceptible dans son texte l’expérience du joual. La lecture des avant-textes confirme cette hypothèse en soulignant la mécanique dialogique de sa transcription qui prescrit une manière pour les comédiennes d’habiter leur rôle, mais dont on peut dire qu’elle a d’abord été vécue par l’auteur lui-même comme une plongée dans sa mémoire affective.

Le ventriloque : pour un théâtre prélinguistique

D’un Tremblay à l’autre, le théâtre au Québec aura vécu plusieurs chambardements. Représenté en 2001, simultanément à Paris et à Montréal, Le ventriloque en témoigne à sa manière, qui pourrait bien être la plus radicale qui soit si l’on considère que la dramaturgie produite en ce pays a fait sienne, depuis ses débuts, la revendication d’être une défense et illustration de la langue québécoise. Même si cette pièce n’était qu’une défense de la langue au théâtre, conçue en réaction à l’hégémonie de la mise en scène ou au laminage linguistique opéré par les médias de masse, Larry Tremblay serait malgré tout considéré comme une sorte de fossoyeur de la dramaturgie québécoise. La vérité, c’est que Le ventriloque, comme d’autres ouvrages du même auteur[12], tranche non seulement avec les thèmes et avec l’esthétique (réaliste) d’ordinaire associés à l’usage de la langue populaire, mais avec aussi la manière de concevoir et de fabriquer le drame dont la loi dominante, même dans le cas d’oeuvres rompant avec l’usage vernaculaire[13], demeure celle du discours, autrement dit une dramaturgie qui cherche à mettre en scène une « prise de parole ».

L’étude du texte lui-même, en dépit des apparences qui témoignent d’une attention évidente à la texture des mots et au rythme de la parole, suffirait à confirmer cette thèse. Notre analyse se tourne, ici encore, vers les avant-textes de la pièce où l’on trouve bien plus qu’une confirmation supplémentaire. L’argument du processus de création ajoute, à vrai dire, une dimension fondamentale à la problématique soulevée. Si la langue n’est plus le matériau de base ou la substance originelle du travail dramaturgique, de quoi, peut-on demander légitimement, sera fait ou composé le texte de théâtre ? Une réponse préliminaire à cette question se trouve dans le dossier génétique qui compte pas moins de neuf documents, produits sur une période de sept ans (voir Annexe B)[14].

Il serait abusif d’affirmer que là réside la mutation la plus importante survenue dans le domaine dramatique ces dernières années. Il n’empêche que le cas, même unique, du Ventriloque en dit long sur la nature du travail de dramaturge à l’ère du « postdramatique ». On comprend par là que c’est la proximité avec la scène qui contribue en bonne partie à modifier les formes et les manières d’écrire[15]. Proximité ne signifie pas forcément intégration au système de création scénique et, par voie de conséquence, dissolution du texte au rang de simple canevas assujetti à la mise en scène. L’exemple du Ventriloque, à l’étape préliminaire à tout le moins, affirme bel et bien l’autonomie de la fonction dramatique, mais dans le même mouvement rompt avec une conception purement rhétorique du genre qui consiste à ordonner l’action dramatique autour d’une série d’« actes de langage » (Austin). En découle une écriture qui se veut, dès le départ, ouverte aux autres éléments qui composent le spectacle théâtral (jeu, lumière, musique, son, objets, etc.).

Pour approfondir cette réflexion, il convient de reposer à nouveaux frais la question de la langue. Car en dépit de tout ce qui vient d’être dit le matériau verbal demeure un médium d’expression incontournable pour l’auteur. Dans la genèse du Ventriloque, seule la présence d’un document filmé, lui-même témoin d’un événement qui n’est pas de nature scripturaire, appellerait une autre « lecture ». En ce qui concerne le premier document du dossier, un cahier dans lequel l’auteur a formé le projet de sa pièce, près de six ans avant sa réalisation définitive, on constate en outre qu’il fait peu de place aux dessins, aux croquis et autres traces non linguistiques qui parsèment fréquemment les manuscrits. L’imagination de Tremblay, dira-t-on, passe invariablement par le verbe, même quand il s’agit de traduire une réalité qui n’est pas de l’ordre de la pensée.

Reste la question de la voix qui découle justement de l’usage dominant du langage dans ces documents programmatiques où l’auteur formule l’ébauche d’une intrigue, dresse un premier plan de succession des actions, trace les contours de ses personnages. Parler de voix, comme on l’a vu à propos de Michel Tremblay, c’est demander, en définitive, qui parle ? La réponse n’est pas si évidente qu’elle en a l’air. Il suffit de se reporter à l’Annexe A pour comprendre qu’il y a là véritablement un problème. Problème qui renvoie à l’observation précédente selon laquelle l’écriture de Larry Tremblay opère à tous les niveaux de la représentation. L’Annexe A, qui reproduit une page du premier brouillon du Ventriloque, présente tous les traits d’une écriture prérédactionnelle[16]. Il est d’ordinaire admis qu’à cette étape l’auteur occupe la meilleure part de l’espace d’énonciation étant donné que les instances de la fiction n’ont pas encore trouvé leur ancrage. La singularité de la démarche complique toutefois cette analyse. Tremblay présente ainsi son projet, dont le titre diffère de celui qui finalement fut retenu[17], comme une tentative d’élaborer une mécanique théâtrale permettant l’expression d’une diversité de corps pour un seul personnage. Ce qui apparaît, à première vue, comme un défi d’acteur[18] se pose ici, de manière concrète, comme un pari d’écriture. Pour la génétique, la question se formulerait de la manière suivante : qui écrit véritablement le texte de théâtre ? La réponse est donnée dans l’extrait susmentionné. Derrière le masque de l’auteur se cache l’acteur, le metteur en scène, le poète, le spectateur… autant de rôles qu’embrasse, tour à tour et simultanément, la personne qui tient la plume.

Aussi bien dire que l’auteur de théâtre appartient à la catégorie des êtres hétérogènes. Cette vérité, la théorie ne l’a jamais ignorée, qui dit en effet — c’était notre point de départ — que le dramaturge s’incarne dans la pluralité de ses personnages. Que dire aussi de l’histoire qui dénombre plusieurs cas, et non des moindres, d’écriture en collaboration. Le cas de Tremblay s’explique à partir de ces deux perspectives. Mobilisée à la fois par le principe de fictionnalisation qui, au théâtre, délègue l’énonciation à des figures et par le jeu des « vecteurs scéniques » qui conjugue l’énonciation sur les différents plans de la représentation[19], la voix, dans les brouillons du Ventriloque, semble traduire la volonté de l’auteur d’occuper tout le champ du théâtral. Cette volonté n’a rien d’hégémonique ; elle exprime plutôt le désir de ne jamais s’enfermer dans une seule optique. Il s’ensuit, comme on l’a vu dans Les belles-soeurs, mais pour des raisons autres, une forme d’instabilité, voire de confusion. À travers les pages de ce cahier-laboratoire, rédigé sur une période de quatre ans, l’énonciation ne trace pas toujours clairement la ligne séparant chaque fonction. Seule exception : la voix des personnages apparaît distinctement, mais en raison de la rareté de ses occurrences. Celle-ci confirme qu’à ce stade de l’écriture, l’auteur (ou sa recherche) se situe résolument avant l’action dialoguée, là où le théâtral puise son énergie vitale dans le « prélinguistique ».

L’allusion que nous faisions plus tôt aux titres de la pièce visait à signaler, on l’aura deviné, que cette instabilité ne s’efface pas dans le texte final du Ventriloque. Le personnage central de la pièce, Gaby, en serait, à l’échelle dramaturgique, l’illustration la plus éloquente. À travers cette figure se manifeste, en simultané ou en alternance, une multiplicité de voix, de regards et de corps. Le texte final apparaît ainsi, à l’image de ses avant-textes, comme une sorte de mise en action — en même temps que le récit — des différentes forces à l’oeuvre dans le travail dramaturgique de l’auteur.

Louisiane Nord : une langue sens dessus dessous

Dernier cas de figure : la pièce de François Godin, Louisane Nord. Certes la moins connue, sans doute parce que plus tardive, de notre corpus. Son intérêt n’est pourtant pas moindre que celui des deux premières, surtout si on considère sa genèse.

Mais un mot d’abord sur le texte mis en scène en 2004 par Claude Poissant et publié la même année chez Leméac. La pièce étonne d’emblée par une action statique ingénieusement servie par des personnages « en suspension » qui font penser aussi bien à Strindberg qu’à O’Neill. Il s’agit bien d’une pièce québécoise néanmoins. À la première écoute, le texte distille une langue désarticulée, mâtinée d’expressions anglaises, qui serait passée, si l’on tient aux comparaisons, par Réjean Ducharme et Daniel Danis. Qu’on en juge avec cet extrait de la réplique de Liliane qui inaugure le drame :

et puis qu’après, après qu’on soit des teenagers, elle m’a dit : il faudrait avoir la fièvre pour retrouver ça, avoir le corps en eau qui devient blême moite transparent, seulement là on retrouverait la qualité diaphane appealing qu’on a toi moi.

Louisiane Nord, 11

Dans une sorte de prologue à l’intention du lecteur, l’auteur signale ses intentions :

Il n’y a pas d’État de Louisiane du Nord […] C’est un lieu que je ne saurais situer exactement. Ce pourrait être le Québec ; ce pourrait être l’Acadie ; le drapeau des États-Unis pourrait y flotter aussi bien […] On n’y parle pas français sans que des mots d’anglais affleurent ici et là ; le français y est comme la falaise battue, rebattue par les vagues […] Le texte court comme une seule longue phrase ; il m’a semblé que je rendais mieux, ainsi, la respiration propre à cette langue.

Louisiane Nord, 7

Le moins que l’on puisse dire, c’est que voilà un objet étrange qui pose un défi à l’analyse. Malgré ces déclarations auctoriales, le mystère demeure entier sur les origines, entendre les ressorts poétiques, de cette écriture. À défaut du texte final, il faut se tourner vers la genèse pour un début d’explication. Notons que le projet de Louisiane Nord s’est échelonné sur plus d’une dizaine d’années, 1993 constituant le point de départ d’une trajectoire d’écriture qui passera par plusieurs phases avant d’aboutir, en 2001, à l’amorce d’un nouveau cycle menant cette fois à la formation du texte définitif. Au total, le dossier comporte six documents, dont les deux premiers couvrent un premier cycle d’écriture qui porte le titre de Motel Shell, nom du lieu où sera campée cette histoire qui épouse déjà, malgré des différences importantes, les contours de la fiction de Louisiane Nord. L’intérêt de ces deux pièces initiales apparaît double. Par leur nature d’abord, mais ensuite en raison de l’ordre de leur succession. La première est un tapuscrit non paginé, daté du 25 avril au 15 mai, qui compte une centaine de feuillets destinés vraisemblablement à une lecture publique. Seules quelques notes en préambule et en annexe ainsi qu’un texte didascalique abondant, prêtent à ce document « bon à tirer » un caractère exploratoire. En revanche, le deuxième document (non paginé lui aussi) apparaît davantage comme un texte de réflexion. L’auteur y réécrit certaines scènes ou passages qu’il accompagne de notes explicatives ou de commentaires, le tout suivant un parcours balisé par une datation couvrant plus ou moins huit semaines (du 21 mai au 15 juillet).

Ajoutons enfin qu’à ce stade, qui correspond à la (pré)histoire de Louisiane Nord, la pièce est écrite en joual… Cette révélation n’en serait pas une si on ne reconnaissait pas à cette langue le pouvoir d’attraction qu’elle exerce sur les auteurs québécois encore à cette époque. Il n’est pas ici notre tâche d’en débattre ou même de tenter d’expliquer le phénomène ; seulement, le fait mérite d’être relevé, ne serait-ce que pour dire qu’à la faveur d’une longue période d’incubation, l’écriture de François Godin parvient en effet à mettre à distance cette référence qui, on le comprend aisément, conditionne à divers niveaux le travail de l’écrivain québécois. On ne saurait dire toutefois avec précision quand la mutation eut lieu. Entre 1993 et 2001 (date où le projet adopte le titre actuel) l’auteur interrompt vraisemblablement l’écriture. Au moment du premier brouillon manuscrit de Louisiane Nord, la langue a déjà adopté une nouvelle facture. Que s’est-il passé pendant ces huit années ? Avant d’énoncer nos hypothèses, il n’est pas inutile de se reporter au texte initial. Nous prenons à témoin, ici encore, la réplique inaugurale :

Maudit que c’est niaiseux… on dirait qu’ils font ça partout, construire des routes juste sur le bord de la mer, ben qu’trop près du bord. Ça gâche toute. Ben, pas toute, mais ça gâche… Ça sent le sel. C’t’u drôle : je pensais pas à ça, j’avais oublié que ça sentait le sel. C’est quasiment ça le meilleur, pis je pensais même pas à ça. Maudit corps de marde qui se rappelle jamais des bonnes affaires.

T93A : Premier jour/scène 1

Rien ne servirait de comparer mot à mot les répliques des deux versions que plusieurs années séparent, sinon pour constater que certains motifs semblent avoir traversé le temps. L’analyse consiste plutôt à se demander si, dans ces premières étapes du projet, l’auteur se pose la question de la langue et, si oui, comment il l’envisage. Or rien, à première vue du moins, ne témoigne d’une préoccupation à cet égard. Dans le deuxième brouillon, on cherche en vain des commentaires sur la manière de parler des personnages. Une note, datée du 24 mai, inspire toutefois quelques réflexions. Non sur la conscience linguistique de l’auteur, mais sur la manière dont celui-ci forme la pensée de ses personnages sur la sienne. La voici :

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T93B : 24 mai

Nous revenons ici au problème, formulé plus haut, du « partage des voix ». Plus encore que chez l’auteur des Belles-soeurs, pour qui le joual présentait le défi de l’invention, l’expérience de Godin se situe à l’échelle de l’énonciation. Le marquage du texte en quatre couleurs témoigne éloquemment de ce qui s’y joue. Question de perspective, encore une fois. Ce qui commence à la manière d’un commentaire, d’une note récapitulative de l’auteur, se déploie ensuite dans l’espace de parole des personnages. À ce niveau cependant une tension se fait sentir. Le texte se refuse à tracer une ligne entre l’écrivain et ses figures de fiction comme il n’en trace pas non plus entre Liliane et Jimmy. Plus loin, la parole hésite encore entre un « on » et un « nous ». Nous sommes ici clairement dans les entrelacs de la création dramatique.

En résulte un texte qui se rapproche étrangement de ce qu’il sera plus tard dans la version définitive. Le mot clé est ici bien entendu celui de tension. Dans le premier extrait cité, l’étrangeté tenait à cette manière dont le personnage de Liliane semblait être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son dire. Or cette expérience de séparation, qui module l’énonciation de tous les autres personnages de la pièce, pourrait bien avoir comme origine le clivage qui s’opère chez l’auteur lui-même au moment où il refait, dans le deuxième brouillon, le chemin tracé par le premier jet de la pièce. Il y a diverses façons de décrire ce phénomène. Si l’on notait, en introduction, le nécessaire hiatus entre corps et parole (pensée) de l’auteur, il reste à dire que cela conduit à des choix esthétiques. Choix entre une écriture (psychologique) qui situe l’origine de la parole dans l’instance fictive du personnage et une autre (épique) qui en fait le lieu de transition d’un discours dont la source semble plutôt anonyme. Tout indique que, dans le cas de Godin, l’indécidabilité qui se lit dans la note du 24 mai n’a pas disparu dans le texte final. Cela expliquerait que la langue y présente encore certains traits du joual, mais qu’elle aurait cédé sa fonction mimétique au profit d’une plus grande résonance poétique.

Conclusion : pour une histoire des pratiques d’écriture

Les trois cas présentés dans cette étude rendent toute synthèse plutôt périlleuse. A priori, notre ambition était de mettre à l’épreuve du texte dramatique certaines des intuitions de la génétique qui, il faut le dire, n’avait jusqu’ici porté que peu d’intérêt à cette forme. Sans insister sur ce point, il convient de souligner le défi que la dramaturgie représente pour ce domaine de savoir qui s’en remet d’ordinaire aux seules traces écrites que produisent les auteurs. Le destin scénique de l’écriture dramatique, de même que la possibilité de produire en régime de collaboration, nous invitent au contraire à soumettre à l’enquête génétique une variété de formes de documents, non exclusivement scripturaires.

C’est ici que la question de la langue montre toute sa pertinence en même temps qu’elle exige une certaine reformulation. On aura compris que l’enjeu de nos analyses, quoique centrées sur une documentation largement textuelle, se situait davantage sur le plan des stratégies et des procédés d’écriture traduisant des usages singuliers de la matière verbale, alors que l’analyse classique de la langue au théâtre engage le critique sur le terrain de sa « valeur » et de son statut littéraire et esthétique. Il n’est pas dit que ces deux perspectives ne soient pas conciliables. Cette initiative devra toutefois passer par l’histoire. Mais alors que celle-ci s’est chargée jusqu’à maintenant de retracer l’évolution des formes dramatiques et de la relation changeante qu’elles entretiennent avec la scène, une histoire génétique des pratiques dramaturgiques aura pour objet les manières d’écrire pour le théâtre, tant du point de vue de leur efficacité (adaptation ou résistance aux pratiques scéniques) que de leur ritualité (temporalité, collectives ou privées), et devra même tenir compte des questionnements relatifs au processus de création scénique.

En ce qui concerne notre corpus, quelques conclusions préliminaires s’imposent à ce chapitre. Elles concernent surtout l’institution de l’auteur dramatique au Québec qui semble avoir subi plusieurs transformations. Si l’on considère en effet qu’une institution est fondée sur un ensemble de règles, de pratiques et de représentations, tout indique que la profession n’a plus la stabilité qu’elle avait. Qui sait vraiment, de nos jours, en quoi consiste le métier d’auteur de théâtre ? Parmi les images d’auteur qui circulent dans la culture et au sein de la profession, combien correspondent à la réalité ? La diversité des formes dramatiques, maintes fois constatée, apparaissait déjà comme un symptôme de ce phénomène qui se traduit notamment par une marginalisation du texte et de l’auteur dans le champ théâtral. L’étude génétique des textes apporte un autre regard sur la situation. Disons qu’elle ne modifie pas foncièrement le diagnostic sur l’instabilité de l’institution de l’auteur, mais elle montre qu’un champ de possibilités nouvelles s’ouvre désormais à l’analyse pour en déceler les causes et en dénombrer les manifestations.

Sur le front de la langue, ce constat se vérifie à travers les trois textes mis à l’étude. De Michel Tremblay à François Godin, en passant par Larry Tremblay, l’analyse des dossiers génétiques raconte l’histoire d’un art qui doit sans cesse repenser son rapport au langage (et, par la même occasion, à la littérature) en regard de celui qu’il entretient avec la scène. Est-il besoin d’ajouter qu’il n’y pas, en cela, d’évolution linéaire qui vouerait l’auteur soit à acquérir toujours plus d’autonomie (s’affirmer comme poète) soit au contraire à se fondre dans le mouvement de la production théâtrale (devenir scripteur). Tous les dossiers à l’étude, y compris celui des Belles-soeurs qui appartient à une période plus lointaine, témoignent du fait que désormais c’est ce combat même, cette obligation à revoir sans cesse sa position face aux deux pôles de l’activité dramaturgique (langage, scène), qui définit l’historicité des pratiques contemporaines. Dans tous les cas, l’abondance et la variété documentaire des dossiers consultés confirment cette évaluation, qui milite, pour finir, en faveur d’une enquête plus large de la production afin d’établir les bases d’une véritable modélisation des pratiques dramatiques.