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La démocratie délibérative est une théorie normative de la légitimité démocratique développée dans les années 1980 en opposition aux conceptions de la démocratie mettant à l’honneur le marchandage ou l’agrégation des préférences. Ce qui oppose fondamentalement la démocratie délibérative à ces théories c’est la place qu’elle réserve à la notion de bien commun. En effet, que l’on prenne la théorie économique de la démocratie développée par Anthony Downs et ses successeurs à partir des années 1950 ou encore la théorie pluraliste proposée par Robert Dahl dans les années 1970, ces conceptions pensent le politique essentiellement comme un lieu dans lequel les intérêts particuliers des individus et des groupes entrent en compétition. Le rôle du système politique est alors de permettre la médiation et/ou l’agrégation de ces divers intérêts, d’où l’importance centrale accordée aux processus électoraux ainsi qu’au marchandage. Ces théories de la démocratie ont, par conséquent, une conception limitée de la citoyenneté dans laquelle le citoyen apparaît comme un individu rationnel et calculateur ne visant que la satisfaction optimale de préférences formées pré-politiquement. Le rapport du citoyen aux institutions politiques est pensé ici de façon strictement instrumentale. La théorie délibérative, comme du reste les théories participatives qui l’ont précédées dans les années 1970[1], a, en revanche, une conception beaucoup plus ambitieuse du citoyen et de la communauté politique. Elle considère, en effet, que la notion de bien commun a un sens au delà de la simple sommation des intérêts particuliers et que les citoyens des démocraties ont la capacité de rechercher et de formuler ensemble ce qu’il pourrait être dans chaque cas.

Mais comment cette recherche collective du bien commun peut-elle se faire ? Comme son nom l’indique, la démocratie délibérative a pour centre de gravité la notion de délibération publique. Son intuition fondamentale est que la délibération, à la différence d’autres procédures de décision collective, est une méthode qui engage ses participants à poser ensemble la question de leur bien commun. Si certaines conditions sont satisfaites, elle peut produire des décisions que les citoyens eux-mêmes reconnaîtront comme légitimes, parce qu’ils les jugeront correctes/meilleures/plus justes ou raisonnables. La délibération publique est ainsi le concept charnière qui permet de lier bien commun, justification et légitimité.

Cette théorie a un but éminemment pratique. Il ne s’agit pas de penser le fondement à partir duquel les institutions sociales composant la structure de base sont justifiées. Il s’agit plutôt de concevoir une procédure de décision collective devant servir de modèle aux institutions démocratiques existantes. En ce sens, la procédure délibérative idéale se distingue fondamentalement de la situation originelle telle que conçue par John Rawls dans sa Théorie de la justice de 1971. Le modèle de délibération qu’elle propose ne doit pas être compris, en effet, comme un procédé hypothétique auquel on a recours individuellement afin de se contraindre à un raisonnement impartial ; il s’agit plutôt de montrer l’idéal qu’une délibération publique effective doit viser. Pour satisfaire cette ambition, toutefois, la démocratie délibérative se doit d’intégrer les données fondamentales de nos sociétés que nous ne saurions modifier sans nous renier nous-mêmes. Pensons notamment aux faits du pluralisme et de la complexité sociale.

Depuis ses premiers énoncés, la démocratie délibérative a suscité un intérêt important tant chez les philosophes que chez les politologues. On peut distinguer, de façon schématique, deux types différents de débat auquel cette théorie donne lieu : d’une part, il existe d’importantes discussions au niveau strictement théorique concernant la formulation de l’idéal proposé. À ce niveau, on peut regrouper les différentes variantes de la démocratie délibérative en deux grandes familles[2] : d’un côté, Jürgen Habermas et ceux qui lui sont proche, de l’autre, les auteurs qui s’inscrivent plutôt dans la mouvance de la pensée de John Rawls deuxième manière, c’est-à-dire le Rawls de Libéralisme politique[3]. Ces deux familles diffèrent dans les réponses apportées à trois questions centrales. La première concerne le rapport de la théorie de la démocratie à la théorie de la justice, au libéralisme et a pour corollaire la discussion sur le procéduralisme. La seconde porte sur la notion même de publicité et doit être considérée en conjonction avec une troisième question qui concerne les fins visées par la procédure délibérative : doit-on voir dans la délibération la meilleure procédure pour identifier les décisions justes ou correctes ou doit-on plutôt insister sur les vertus morales induites par la délibération (respect, reconnaissance) ou, plus largement, sur ses effets pratiques positifs (par exemple, la stabilité sociale) ? D’autre part, l’ambition pratique de la théorie associée à son haut niveau d’abstraction a suscité d’intenses discussions tant sur la possibilité que sur les conditions de son application dans le contexte de sociétés complexes et pluralistes. Les articles contenus dans ce numéro permettront au lecteur de couvrir l’essentiel de ces débats qu’il nous faut maintenant présenter à grands traits.

1.

Quelle place l’idéal démocratique formulé par la démocratie délibérative devrait-il occuper dans notre univers moral ? S’agit-il d’un idéal politique fondamental plutôt que dérivé ? Dans la tradition du constitutionnalisme libéral, en effet, on retrouve une affirmation préalable des droits individuels fondamentaux, lesquels à la fois dessinent et limitent la justification de la démocratie puisque c’est en tant que régime pouvant au mieux garantir le respect de ces droits que celle-ci est ultimement justifiée. Dit autrement, les droits fondamentaux jouissent dans cette conception d’une fondation indépendante et antérieure à la démocratie elle-même. Les tenants du modèle délibératif se divisent en deux tendances concernant cette première question. D’un côté, on retrouve ceux qui comme Joshua Cohen ou Jürgen Habermas considèrent que la démocratie délibérative permet de dépasser cette tension entre démocratie et libéralisme ; de l’autre, on retrouve des auteurs qui restent plus proche du libéralisme rawlsien et qui souhaitent défendre une conception délibérative de la démocratie tout en demeurant à l’intérieur de l’horizon du constitutionnalisme libéral. Je pense ici, par exemple, à Amy Gutmann et Dennis Thompson.

L’article de Joshua Cohen : « Deliberation and Democratic Legitimacy », publié en 1989, est sans doute l’un des documents fondateurs de la démocratie délibérative dans le monde anglo-américain[4]. Dans ce texte, Cohen part des conditions de la pratique politique dans une démocratie bien ordonnée. Celle-ci se caractérise, d’abord, par une délibération publique centrée sur le bien commun et par l’égalité manifeste des citoyens. Elle doit également façonner l’identité et les intérêts de ces derniers d’une façon qui contribue à la formation d’une conception publique du bien commun. Cohen veut montrer qu’on ne saurait rendre compte adéquatement de ces conditions en les dérivant de l’idéal d’équité comme le fait Rawls dans sa Théorie de la justice de 1971. Elles expriment plutôt un idéal indépendant et proprement politique concernant la conduite appropriée des affaires publiques et dont rend compte la démocratie délibérative. Cette dernière pourrait ainsi donner sens à la liberté des anciens tout en assurant les libertés des modernes, considérées comme étant constitutives du cadre institutionnel qui rend la délibération possible. On retrouve ce type de position, quoique sous une forme différente, chez Jürgen Habermas[5] pour lequel le modèle délibératif permet de dépasser la tension entre démocratie et constitutionnalisme, entre libertés des anciens et libertés des modernes, entre autonomie publique et privée. Il s’agit, selon lui, de mettre en évidence la co-originarité du droit et de la morale en montrant comment tant le principe démocratique que le principe moral sont dérivés du principe de discussion.

Présenter ainsi le modèle délibératif va généralement de pair avec une compréhension purement procédurale de la délibération publique qui permet de présenter celle-ci comme ne nécessitant pas l’affirmation de principes substantiels indépendants. On entend, en effet, par procéduralisme pur toute théorie où la procédure détermine elle-même le résultat juste, c’est-à-dire où il n’y a pas de conception de la justice ou de la justesse indépendante de la procédure[6]. Pour assurer la justesse des résultats, pour garantir qu’aucune mesure qui contredirait notre sens de la justice ne puisse être produite par la délibération, la procédure idéale doit être alors assortie de conditions très strictes. Si l’on prend, par exemple, le modèle proposé par Joshua Cohen en 1989[7] ou encore celui de Jürgen Habermas, il faut bien constater la sévérité des conditions requises. Chez Cohen, la procédure délibérative idéale est ainsi caractérisée par quatre conditions : les deux premières concernent la liberté et l’égalité des participants : (1) premièrement, ils ne sont liés par aucun engagement préalable et sont libres d’agir sur les résultats de la délibération ; (2) deuxièmement, les participants jouissent d’une égalité à la fois formelle et substantielle : les inégalités existantes de pouvoir et de ressources ne doivent pas jouer sur leurs chances d’influencer le cours de la délibération. (3) La troisième condition concerne la délibération comme exercice de raisonnement public : les participants échangent des raisons et des arguments afin de persuader leurs interlocuteurs. Ultimement, seule la force du meilleur argument doit l’emporter et non le préjugé, l’argent ou le pouvoir. On présume ainsi que les participants sont capables de problématiser la valeur de leurs intérêts et qu’ils sont, dans cette mesure, impartiaux. (4) La quatrième condition concerne le but de la délibération idéale, soit le consensus rationnel. Les participants tentent de trouver des raisons qui seront persuasives pour tous les individus également engagés à accepter les résultats de la délibération[8].

La procédure idéale en démocratie délibérative se distingue donc du procéduralisme propre à certaines théories descriptives de la démocratie où ces conditions sont définies de la façon la plus minimaliste possible afin de ne pas trop limiter le champ d’application possible de la théorie. C’est que la conception de la démocratie qui sous-tend la procédure délibérative reste elle-même évidemment substantielle. Voilà pourquoi la distinction entre le procédural et le substantiel en théorie délibérative reste malaisée.

Quoi qu’il en soit, les conceptions purement procédurales de la délibération publique ont suscité de nombreux débats, notamment concernant la protection des libertés fondamentales. Si les droits fondamentaux ne jouissent pas d’un fondement antérieur et indépendant de la procédure démocratique, n’est-ce pas les livrer aux dérives possibles de la démocratie ? Qu’aurait-on à dire si d’aventure les citoyens décidaient d’abolir ou d’enfreindre l’une ou l’autre de ces libertés ? Les tenants du procéduralisme pur répondent qu’une telle remise en cause n’est pas possible parce que, nous l’avons dit, les droits fondamentaux comme la libre expression doivent être considérés comme autant de conditions nécessaires à la délibération publique elle-même. En d’autres termes, il n’est nul besoin d’une justification indépendante de ces principes, puisque la procédure leur assure un fondement suffisant par la mise en évidence de ses propres conditions de possibilité.

Les sceptiques ne sont pas pour autant satisfaits et formulent deux doutes : Premièrement, que s’il est facile d’imaginer comment le droit à la libre expression d’opinion politique est d’emblée protégé parce qu’il apparaît à l’évidence comme une condition nécessaire à la délibération, cela n’est pas aussi net s’agissant cette fois de droits dont le lien à la vie démocratique est plus ténu, pensons par exemple au droit à la vie privée ou encore à la liberté religieuse. Deuxièmement et surtout, même s’il était possible d’assurer de cette façon le fondement et la pérennité de l’ensemble des libertés civiles et des principes que nous considérons comme essentiels, cela ne serait pas pour autant satisfaisant. En effet, pour Gutmann et Thompson par exemple, assurer de cette manière le fondement des libertés civiles laisse entendre que la valeur de ces principes dérive entièrement du rôle qu’ils jouent dans la délibération démocratique. Or, cela contrevient à nos intuitions, lesquelles nous suggèrent plutôt que la valeur de ces principes est indépendante de la démocratie[9].

Le débat a depuis évolué et plusieurs tenants de la démocratie délibérative préfèrent au procéduralisme pur une stratégie de double légitimation laquelle implique le recours à un critère indépendant de la procédure afin de juger de l’acceptabilité du résultat de la délibération. C’est la solution proposée par Gutmann et Thompson dans leur ouvrage de 1996. D’une part, même en démocratie délibérative, la délibération n’a pas priorité sur la liberté et l’opportunité ; d’autre part, on doit soumettre le résultat de la délibération à une évaluation en regard du principe de réciprocité. Ce dernier définit, pour une large part, les conditions d’une délibération juste, mais peut être également utilisé comme un principe nous permettant de juger du résultat de la délibération de façon indépendante.

Un second débat crucial concerne la notion de publicité. En théorie délibérative, le principe de publicité réfère d’abord à l’exigence que les discussions menant à des décisions importantes soient tenues en public. La publicité exprime ici un idéal d’ouverture, de transparence des prises de décision démocratiques, garanti par l’examen public. Le principe de publicité réfère ensuite et surtout à une conception normative de l’usage public de la raison. La publicité exprime ici une certaine conception de la généralité ou de l’impartialité comme base de la justification politique. Selon Kant, faire un usage public de la raison, c’est tenter de transcender notre place particulière dans la société et discuter des questions publiques à partir d’une perspective plus large. On peut présumer qu’une décision collective prise de ce point de vue a un caractère tant rationnel qu’équitable et représente quelque chose comme une volonté générale. Le principe d’impartialité apparaît ainsi comme essentiel au modèle délibératif.

Mais comment définir de façon plus précise cette notion de publicité ? Nous retrouvons deux versions distinctes de la publicité qui suivent les lignes de clivage présentées précédemment. Selon la version habermasienne, les participants ne doivent pas faire compter leurs intérêts, besoins et préférences pour plus que ceux des autres. On se doit non seulement de justifier sa position mais aussi de questionner sa valeur, d’atteindre une perspective à partir de laquelle elle peut être évaluée sur le même plan que les positions concurrentes. Selon cette première version, nous sommes donc requis de nous distancier de notre propre intérêt. Si la force du meilleur argument doit être le facteur déterminant de la discussion, cela veut dire que les participants doivent véritablement être ouverts aux raisons des autres, prêts à en considérer les mérites et à reconsidérer à cette lumière la valeur de leur propre argument.

La version rawlsienne exige plutôt que les raisons que nous utilisons soient acceptables pour toute personne située de manière similaire. Cela veut dire aussi que, dans une discussion publique, les individus doivent taire ce qu’ils considèrent parfois l’entière vérité pour se limiter aux raisons qui peuvent être acceptables ou accessibles à leurs concitoyens. Cela présuppose que les individus se voient comme participant à un « nous », comme formant ensemble un public commun auquel les raisons sont adressées.

Ces deux versions de l’impartialité sont problématiques. La version habermasienne impose un poids qui semblera souvent irréaliste sur les épaules des participants en exigeant qu’ils soient capables, à travers notamment l’adoption idéale de rôle, de transcender leur propre situation, leur contexte social particulier[10]. La version rawlsienne suscite des objections similaires à celles formulées contre la conception de la raison publique dont elle s’inspire. Elle présuppose, en effet, un large consensus sur ce qui constitue des raisons mutuellement acceptables, consensus dont l’existence ne saurait être tenue pour acquise dans des sociétés divisées. Cela étant, il est préférable de résister à la tentation de caractériser l’une ou l’autre de ces deux versions comme étant forte ou faible. En effet, elles offrent chacune des aspects pouvant justifier de telles caractérisations. Par exemple, si l’approche habermasienne apparaît plus souple que la version rawlsienne en ce qu’elle n’impose pas de contrainte substantielle sur le contenu des raisons pouvant être formulées par les participants à la délibération et ne connaît pas la distinction problématique que fait Rawls entre doctrines compréhensives et non compréhensives, elle demeure très exigeante s’agissant du rapport des individus à leurs intérêts particuliers.

Cela dit, l’intuition commune à ces deux variantes de la théorie délibérative reste importante : les individus ou les groupes ne peuvent simplement revendiquer tel ou tel avantage en vertu de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils croient. Quelles que soient leurs revendications, ils doivent être prêts à considérer les demandes formulées par leurs interlocuteurs qui sont situés de manière similaire. Dit autrement, les individus ou les groupes doivent utiliser des raisons qu’ils peuvent soutenir à partir d’une perspective plus large que celle de leur simple intérêt particulier.

On retrouve une ligne de partage assez semblable lorsque l’on considère un troisième débat portant cette fois sur la question du but visé par la délibération publique. On peut, en effet, distinguer entre les approches cognitivistes qui voient dans la délibération la meilleure procédure pour en arriver à des décisions justes ou correctes (pensons à des auteurs comme Habermas) et les approches non-cognitivistes où l’accent est plutôt mis sur les vertus morales comme le respect dont le développement serait favorisé par la délibération publique (c’est là, en gros, la position défendue par Rawls, Gutmann et Thompson, Simone Chambers, etc.).

Le second type de position semble procéder du constat que la délibération publique, même entre citoyens raisonnables, peut ne pas déboucher sur un accord. Conscients de ce que Rawls a appelé les difficultés de jugement, lesquelles permettent de penser la possibilité du désaccord raisonnable, ces auteurs préfèrent insister sur la valeur de la délibération en tant qu’elle a pour effet de favoriser le respect entre citoyens adhérant à des conceptions du bien différentes. L’intuition est ici que la discussion publique, dans la mesure où elle respecte certains principes fondamentaux, dont la réciprocité, favorise une meilleure connaissance et une meilleure compréhension par les uns et les autres des positions adverses et que cette compréhension de la valeur morale de ces positions est productrice de reconnaissance (au sens que Charles Taylor donne à ce terme) et/ou de respect. Poussée à son terme le plus extrême, cette conception de la délibération mène à un résultat qui semblera paradoxal, soit au point où le lien entre délibération et décision est rompu[11]  : peu importe que la délibération mène à une décision considérée par l’ensemble des participants comme légitime ou qu’elle conduise plutôt au constat d’une incapacité à s’entendre ; ce qui devrait compter, ce qui doit être compris comme la fin véritable du processus de discussion publique, ce sont plutôt les effets positifs (respect, reconnaissance) qu’il susciterait chez les participants et dans la société elle-même (constitution d’une culture politique véritablement délibérative).

Cette position est problématique et semble tomber dans un travers déjà décrit par Jon Elster[12], soit celui de tenter de justifier une institution ou un arrangement déterminé en se référant à certains de ses effets qui sont secondaires ou dérivés, dans la mesure où ils ne sont pas les fins que poursuivent les acteurs eux-mêmes. Ainsi, lorsqu’on entre dans un processus de délibération publique, la fin première que l’on poursuit et qui détermine notre participation est celle d’en arriver à une décision mutuellement acceptable, ou encore correcte, juste ou raisonnable ; le respect que peut par ailleurs produire la délibération est un effet certes positif de la discussion, mais dérivé. Il semblerait donc que la valeur de la délibération publique ne peut être cernée que si on s’intéresse au type de décisions qu’elle prétend pouvoir produire et que l’on montre en quoi on doit la considérer comme une procédure permettant d’en arriver à des décisions correctes ou justes, en tout cas meilleures que celles que permettraient de produire toute autre procédure[13].

Les discussions concernant le rapport entre démocratie délibérative et constitutionalisme libéral, entre procéduralisme pur ou imparfait, entre impartialité et réciprocité sont loin d’être closes. Dans le présent numéro, nous présentons une contribution importante à ces débats, soit la traduction d’un texte récent de Amy Gutmann et Dennis Thompson, auteurs d’un des ouvrages centraux du corpus de la démocratie délibérative et qui a suscité de nombreuses discussions[14]. Dans Democracy and Disagreement, les auteurs présentent déjà la démocratie délibérative comme la théorie pouvant nous permettre de mieux confronter le désaccord moral dans les sociétés libérales contemporaines, parce qu’elle donne aux citoyens eux-mêmes les moyens de confronter leurs désaccords moraux et, sinon de les dépasser, du moins de sauvegarder les rapports de coopération qui les lient face à l’existence d’un désaccord moral persistant. Le moyen qu’elle propose c’est, bien sûr, la discussion morale, laquelle, en plus de respecter le critère de généralité, doit être encadrée par un certain nombre de principes, dont le plus important est celui de la réciprocité. Une discussion respectant ces conditions ne mènera pas nécessairement les citoyens à résoudre leurs différends, mais elle doit au moins rendre possible ce que Gutmann et Thompson appellent le désaccord délibératif : des citoyens qui échangent des raisons en respectant le principe de réciprocité peuvent reconnaître qu’une position mérite le respect moral même s’ils la considèrent toujours comme moralement erronée. L’implication de cette notion est importante : des citoyens confrontés à un désaccord délibératif ont l’obligation de tenter d’accomoder le plus possible les convictions morales de leurs adversaires sans compromettre leurs propres positions.

Le texte de Gutmann et Thompson que nous publions ici est la traduction d’un article paru en l’an 2000 dans la revue Philosophy and Social policy[15]. Il s’agit d’un texte important dans lequel les auteurs veulent préciser la spécificité de la démocratie délibérative et montrer ce qui lui permet de mieux confronter le problème du désaccord moral que d’autres théories concurrentes. La démocratie délibérative est définie comme une théorie démocratique de second ordre, c’est-à-dire comme une théorie qui évite d’affirmer ou de nier la validité ultime de principes substantiels, tels que la liberté, l’égalité ou encore l’utilité sur lesquels se fondent les théories morales de premier ordre comme l’utilitarisme ou l’égalitarisme libéral. Elle peut, comme telle, rendre compte et, en quelque sorte, arbitrer le conflit moral que les théories de premier ordre tentent d’abolir. Ce faisant, Gutmann et Thompson veulent aussi dépasser le débat autour du procéduralisme de la démocratie délibérative en montrant comment celle-ci inclut à la fois des principes substantiels et procéduraux. Ce qui la distingue c’est le fait d’accepter la nature moralement et politiquement provisoire de ses principes qu’elle reconnaît comme étant toujours susceptibles de discussion.

2.

Le second type de débat suscité par la démocratie délibérative concerne la possibilité et les conditions de son application dans les sociétés libérales contemporaines. L’idéal démocratique que nous propose ses défenseurs est-il à même de donner sens à notre expérience démocratique ? Peut-il constituer une véritable idée régulatrice et servir de point d’orientation tant à nos efforts de réforme qu’à une critique adéquate de nos institutions démocratiques existantes ? Plusieurs critiques de la démocratie délibérative prétendent la disqualifier en pointant simplement du doigt l’aspect souvent peu réjouissant de nos pratiques politiques. Mais on ne saurait penser réfuter une théorie normative en lui opposant la pratique. Personne ne nie, en effet, que la période des questions à la Chambre des communes ou à l’Assemblée nationale ait bien peu à voir avec l’idéal de délibération publique que nous propose la démocratie délibérative. À l’inverse, les tenants du modèle délibératif ne sauraient penser avoir répondu de façon satisfaisante à de telles critiques en se référant simplement à l’autocompréhension des États de droit modernes (Habermas) ou encore à la logique interne à certaines pratiques démocratiques existantes (Benhabib).

Référer aux discours normatifs que nos institutions ont formulé ou formulent sur elles-mêmes ou à certains aspects de leurs pratiques ne saurait répondre à l’ensemble des questions importantes qui sont soulevées par le rapport théorie et pratique. Distinguons ici deux types de questions. Le premier concerne ce que Thomas Nagel a appelé la fonction persuasive d’une théorie politique et qu’il distingue de sa fonction idéale[16]. Toute théorie politique, en effet, présente un idéal de vie collective, mais tente aussi de montrer aux individus pourquoi ils devraient vouloir vivre sous cet idéal. Cela veut dire que la justification de l’idéal implique sa justification aux individus dans leur diversité et cela ne peut se faire sans se référer aux motivations individuelles, à la condition toutefois que celles-ci soient évaluées d’un point de vue moral. Une théorie idéale incapable ainsi de rencontrer les motivations individuelles ne serait, selon Nagel, qu’une utopie au mauvais sens du terme. Ainsi, lorsque certains critiques de la démocratie délibérative tentent de montrer pour quelles raisons les membres de groupes historiquement désavantagés ne sauraient vouloir adhérer à l’idéal délibératif tel que présenté parce que celui-ci aurait pour effet pervers de contribuer au maintien d’un statu quo dans lequel ils sont traités injustement, voilà un argument qui se fonde sur la pratique, mais d’une manière qui doit être considérée comme pertinente pour la théorie idéale elle-même.

Le second type de question concerne plutôt les conditions d’application de la théorie idéale. Dans ce cas, on tente de préciser les conditions pratiques qui doivent être satisfaites pour permettre l’implémentation de la théorie. Un tel exercice de spécification ne peut se faire dans l’abstraction mais doit tenir compte des données fondamentales de notre réalité politique, peu susceptibles de changement à court ou moyen terme. C’est dans ce contexte que l’on doit envisager les différents mécanismes institutionnels susceptibles de permettre la mise en place, même partielle, même progressive, de l’idéal. Une des questions les plus importantes pour la mise en pratique de l’idéal délibératif est celle de la complexité sociale. Les théoriciens délibératifs admettent généralement que la complexité de nos grands États modernes rend inapplicable le modèle de l’agora que l’on retrouve encore chez Hannah Arendt. Les démocraties contemporaines ne peuvent espérer devenir délibératives que par le biais des multiples associations de la société civile qui permettent aux citoyens de participer à la formulation d’intérêts et de valeurs qui leur sont propres et à la réalisation de projets qui leur sont communs. Tout l’enjeu tient alors dans l’élaboration de mécanismes institutionnels permettant de lier, selon des modalités plus ou moins formelles, les associations libres de la société civile et les institutions du système politique, notamment les Parlements[17]. Si l’objet de telles discussions ne vise pas directement l’idéal lui-même, il est clair qu’une réflexion approfondie sur les questions d’application peut nous conduire à vouloir le réexaminer à nouveaux frais[18]. Le rapport théorie/pratique n’a pas à être, en effet, une voie à sens unique.

Les contributions que nous présentons dans ce numéro s’attachent aux deux volets du rapport théorie et pratique. Trois d’entre elles prennent pour point de départ la question du pluralisme moral et de la diversité sociale qui est au centre des débats philosophiques depuis les années 1980. En réaction notamment à la théorie de la justice de John Rawls, de nombreux théoriciens ont voulu mettre en doute la possibilité pour toute théorie politique contemporaine de générer des principes de justice qui ne supposent pas eux-mêmes un cadre normatif culturellement et historiquement spécifique. Dans le contexte de sociétés profondément pluralistes, on ne saurait supposer, en effet, qu’il existe une conception non problématique de la rationalité morale à partir de laquelle le théoricien politique pourrait fonder son entreprise de justification. On sait comment les débats suscités par cette question ont conduit John Rawls à proposer en 1993 une reformulation de sa théorie de la justice dans laquelle celui-ci tente de prendre acte de ce qu’il appelle lui-même le fait du pluralisme. En bref, Rawls se tourne maintenant vers la culture politique commune aux citoyens des sociétés démocratiques contemporaines afin de mettre en évidence les principes pouvant servir de fondement à la construction de la théorie de la justice. L’idée étant de montrer ensuite comment ces principes pourraient susciter un consensus par recoupement entre les différentes conceptions raisonnables de la vie bonne auxquelles adhèrent les citoyens. Pour plusieurs tenants du modèle délibératif, cette solution ne va pas assez loin dans la mesure où elle suppose encore qu’il soit possible de concevoir un accord sur les fondements normatifs de nos sociétés en faisant l’économie d’une délibération publique effective entre les citoyens ou leurs représentants.

De prime abord, il semblerait donc que la démocratie délibérative soit particulièrement bien armée pour affronter cette réalité du pluralisme axiologique. Comme le rappelle Habermas, dans nos sociétés « postconventionnelles » où la reproduction des normes sociales est devenue problématique, la délibération publique doit prendre une importance accrue comme mode de coordination sociale. Dit autrement, c’est dans les sociétés où se côtoient des conceptions du bien diverses, dont aucune n’a vocation à s’imposer naturellement aux autres, que la délibération publique, parce qu’elle lie la question de la légitimité à celle de la justification, doit être pensée au fondement de la légitimité démocratique.

Et pourtant, cette prétention de la démocratie délibérative a été mise en cause par des auteurs soucieux de penser les problèmes de justice rencontrés par les minorités et les groupes historiquement désavantagés[19]. Ainsi, des auteurs comme Iris Young[20] ou Lynn Sanders[21] soulignent le fait que le type d’argumentation mis à l’honneur par la théorie délibérative n’est pas neutre, mais pourrait jouer en faveur des groupes majoritaires disposant déjà du pouvoir. Il en va de même de la condition voulant que les individus débattent en regard du bien commun et non pas en référence à leur seul intérêt particulier. Cette contrainte peut jouer en faveur des groupes majoritaires et favoriser ainsi le statu quo en interdisant aux groupes minoritaires la possibilité de formuler un intérêt qui n’est pas pris en compte par la société majoritaire.

Dans un texte récent dont nous publions ici la traduction[22], Melissa Williams reprend ce type de critiques et s’intéresse à la notion d’impartialité contenue dans les différentes variantes de la démocratie délibérative. Elle examine plus particulièrement ce qu’elle appelle le critère du raisonnable que l’on retrouve au centre de toute théorie délibérative, soit le jugement porté sur ce qui doit compter comme une raison dans le discours politique. Williams veut montrer que de tels jugements de raisonnabilité sont beaucoup plus contingents que ce qui est généralement supposé. Plus encore, elle montre que cette contingence est fortement conditionnée par l’appartenance à des groupes structurés selon des lignes de clivage sociales. Ce que les participants à la délibération pourraient accepter comme des raisons peut dépendre ainsi de façon significative de qui ils sont et de qui sont leurs interlocuteurs. Ce problème devient d’autant plus important lorsque l’objet du désaccord porte sur les significations sociales de pratiques existantes, particulièrement lorsque les groupes minoritaires considèrent que celles-ci renforcent des structures sociales injustes. En effet, c’est précisément dans de telles circonstances que les significations sociales attachées aux pratiques par les groupes marginalisés divergent le plus de celles que leur associent les groupes privilégiés. Les chances sont que, dans de tels cas, ce qui fonctionne comme des raisons pour les uns ne sera pas considéré comme tel par les autres parce que le sens que les premiers attachent à ces pratiques reste inaccessible aux seconds. Williams tente alors de dégager deux sources principales de motivation qui pourraient conduire les privilégiés à écouter avec empathie les revendications des groupes désavantagés, soit, d’abord, le désir d’être juste, ou plutôt d’être capable de justifier leurs positions et, ensuite, le besoin de contenir le conflit afin d’en minimiser les coûts.

David Kahane s’intéresse également au défi que constitue le pluralisme social et moral pour la démocratie délibérative. Selon lui, on ne saurait le relever sans développer une conception adéquate des groupes sociaux. Plus spécifiquement, il veut montrer qu’une ontologie sociale qui ne reconnaîtrait pas de façon satisfaisante l’importance des groupes et qui ne serait pas suffisamment sensible aux questions de pouvoir ne saurait nous fournir une théorisation adéquate de la délibération démocratique non plus que nous servir de guide pour la pratique. Kahane développe cette argumentation en s’intéressant au dispositif institutionnel imaginé et implémenté par James Fishkin[23] afin de contrer les importants déficits délibératifs qui caractérisent la politique contemporaine. Les sondages délibératifs de Fishkin se veulent, en effet, une réponse aux tendances plébiscitaires de la politique contemporaine où les sondages d’opinion prennent une place démesurée. Ces derniers, en effet, ne font qu’enregistrer les positions impulsives, non informées et souvent polarisées des citoyens. Les sondages délibératifs sont, au contraire, un moyen d’ouvrir un espace de délibération aux citoyens « ordinaires » faisant en sorte, comme l’écrit Kahane, « que la voix du peuple devienne effectivement une voix qu’il vaut la peine d’écouter ». Bien que Kahane salue l’initiative de Fishkin, il la soumet à une critique soutenue. Il veut ainsi montrer que le sondage délibératif repose implicitement sur une ontologie sociale individualiste et, par conséquent, reste incapable de rendre compte adéquatement de l’importance des groupes sociaux et du pouvoir social dans le design d’institutions démocratiques délibératives. Kahane propose comme alternative à cet individualisme ce qu’il appelle une ontologie sociale relationnelle, laquelle présente les individus comme étant constitués par leur appartenance à des groupes sociaux, tout en insistant sur la pluralité et la fluidité de ces appartenances. Il esquisse alors la façon dont les sondages délibératifs pourraient être repensés à la lumière d’une telle ontologie afin de mieux combler les différences épistémiques et les asymétries de pouvoir qui marquent les sociétés multiculturelles.

Une des raisons pour laquelle le pluralisme moral et culturel a pris une telle place dans les discussions contemporaines tient pour une part au moins au développement des revendications formulées par les groupes marginalisés depuis les années 1970. Dans un texte de 1992 devenu fameux[24], Charles Taylor proposait un certain nombre de réflexions permettant de donner sens à ces revendications. Par le terme de politique de la reconnaissance, Taylor voulait désigner l’exigence normative particulière formulée par certains groupes et qui trouve son fondement dans l’intuition selon laquelle la mésestime sociale constitue un tort culturel ou symbolique important qui appelle une réponse socio-politique.

Dans sa contribution, Hervé Pourtois nous propose d’élucider les rapports complexes qui lient la démocratie délibérative à l’idéal normatif mis en oeuvre par la notion de reconnaissance. Il formule ainsi deux thèses : premièrement, qu’une politique délibérative est une condition nécessaire bien que non suffisante d’une politique de reconnaissance. En effet, on peut admettre avec Jürgen Habermas qu’une véritable démocratie délibérative saurait mieux favoriser la discussion critique des normes culturelles dominantes qui peuvent véhiculer la mésestime sociale que le modèle libéral classique pour lequel la politique est le lieu de la médiation de préférences conflictuelles non discutées. Cette conception libérale, en effet, ne permet guère la transformation des normes culturelles dominantes. Mais en creusant l’analyse, on s’aperçoit, et c’est là la seconde thèse défendue par Pourtois, qu’une politique délibérative présuppose elle-même des formes de reconnaissance prédélibératives. Pourtois s’intéresse ici aux conditions sociales du développement de ces vertus délibératives dont les théoriciens de la délibération admettent la nécessité sans toutefois approfondir les sources. Il montre, en effet, comment il est essentiel de s’intéresser aux motivations individuelles qui peuvent conduire l’agent à entrer dans la procédure délibérative d’échange de raisons et à reconnaître la force normative des décisions qui en résultent. En s’appuyant de façon originale sur la théorie de la reconnaissance développée par Axel Honneth, Pourtois montre comment ces vertus délibératives supposent un rapport positif à soi qui dépend lui-même de formes de reconnaissance socialement instituées qui ont un caractère prédiscursif. Ces formes de reconnaissance se développent elles-mêmes à travers l’expérience d’une coopération sociale dont Pourtois tente de préciser les contours.

Si les textes de Williams et Pourtois effleurent les problèmes que pose le poids des injustices passées dans les rapports entre citoyens d’un même État appartenant à des groupes différents, c’est à ces questions qu’Eamonn Callan consacre l’essentiel de ses réflexions. Il s’intéresse, en effet, à ce qu’il nomme les circonstances de la réconciliation dans lesquelles la stabilité politique ou les pratiques démocratiques sont menacées par des souvenirs collectifs qui nourrissent l’antipathie et le ressentiment entre citoyens. Comment concevoir, dans de telles circonstances, une éthique de la mémoire publique ? Dit autrement, comment les citoyens devraient-ils apprendre à se souvenir du mal politique commis et subi par les uns et les autres ? Pour répondre à cette question, Callan utilise la conception délibérative de la démocratie comme un outil heuristique permettant de nous guider à travers les différentes réponses proposées. Cette conception se ramène pour l’essentiel à deux normes fondamentales : l’impartialité qui doit caractériser l’argumentation politique et l’inclusion : les arguments moraux que les citoyens formulent de bonne foi dans l’échange de raisons doivent être entendus avec respect et l’accomodement mutuel doit être recherché. C’est en référence à ces deux normes que Callan examine les tentatives contemporaines de remplacer les anciennes histoires nationales, véhicules des mythes nationaux traditionnels, par une nouvelle histoire démythifiée et multiculturelle. Si l’on accorde que cette nouvelle histoire permet un meilleur respect de la norme d’inclusion, peut-on en dire autant en ce qui concerne l’impartialité ? Comme le note Callan, l’éclatement et la multiplication des perspectives sur le passé n’impliquent pas d’emblée une plus grande impartialité. La stratégie envisagée par certains historiens de s’appuyer sur les idéaux de citoyenneté libre et égale au fondement de la constitution américaine afin de développer une critique immanente de l’expérience démocratique aux États-Unis peut sembler ouvrir une voie féconde. Reste à savoir si, dans le cas américain comme dans d’autres, la description du fossé entre les idéaux et la réalité passée et présente ne risque pas de provoquer chez le lecteur le cynisme et le désenchantement plutôt qu’un engagement renouvelé dans la communauté politique. Dans ce cas, l’histoire multiculturelle s’avérerait incapable de contribuer à la restauration des liens de solidarité entre citoyens, essentiels à l’édification d’une véritable communauté démocratique.

Les textes précédents tentent tous à des degrés divers de mettre en évidence les bases sociales et les motivations individuelles qui rendent possible le développement des vertus que la démocratie délibérative suppose au citoyen. S’agissant de penser les possibilités d’application de cette théorie, on peut toutefois envisager une autre stratégie qui consisterait, cette fois, à mettre de côté le modèle du citoyen raisonnable qu’elle suppose et que l’on juge trop exigeant. Il s’agirait alors de lui substituer son frère ennemi, le citoyen rationnel, et de tenter de voir s’il ne serait pas possible de susciter chez ce dernier des comportements minimalement délibératifs à l’aide de mécanismes socio-psychologiques. C’est là la stratégie adoptée par Learry Gagné qui critique la façon dont les démocrates délibératifs abordent eux-mêmes les questions entourant l’application de leur théorie. Lorsque ces derniers tentent de modéliser l’interaction sociale rencontrée dans l’espace public, en effet, il ne peuvent en rester aux présupposés du citoyen raisonnable et admettent sans peine, par exemple, l’existence d’individus mus par des intérêts égoïstes ou adhérant à des doctrines compréhensives déraisonnables. Mais lorsqu’il s’agit de penser la possibilité et les effets potentiels de l’application des procédures délibératives dans de tels contextes, les théoriciens délibératifs se contentent trop souvent de la simple évocation de certains mécanismes qui restent peu ou pas explicités.

Dans la foulée d’auteurs comme Jon Elster, Jack Knight et Jim Johnson, Gagné se propose d’utiliser la théorie du choix rationnel afin de mettre en évidence les mécanismes sociaux permettant la délibération entre citoyens rationnels. Il est ainsi conduit à esquisser ce qu’il appelle la délibération circonstancielle. Son but est de dépasser l’opposition du raisonnable et du rationnel en s’intéressant à cette sensibilité morale sans laquelle il ne saurait y avoir de désir de s’engager dans une coopération équitable et dont Rawls disait les agents rationnels dépourvus[25]. Gagné entend ici montrer que cette sensibilité morale peut faire partie des motivations de l’agent rationnel et qu’elle peut être provoquée ou favorisée par certains mécanismes socio-psychologiques. Pour ce faire, Gagné se fonde sur le modèle de Jon Elster qui nous invite à considérer les normes sociales et les émotions comme sources supplémentaires de motivations chez l’agent rationnel. Il montre alors que la formation et l’expression de préférences minimalement délibératives est possible chez des citoyens rationnels au travers de mécanismes comme ceux de la transmutation, la rationalité de rôle ou encore le voile d’ignorance temporel.

Nous l’avons reconnu d’emblée, une des objections les plus courantes à la démocratie délibérative trouve sa source dans la distance qui sépare l’idéal qu’elle propose à la réalité peu exaltante de nos démocraties. Cette impression d’irréalité devient d’autant plus forte qu’on considère la réponse de nos institutions politiques aux attentats terroristes du 11 septembre. La loi C-36 et le « Patriot Act » adoptés à la suite de ces attentats par les assemblées législatives canadienne et américaine affectent de façon significative les droits individuels. Il est difficile, dans ce contexte, de ne pas accueillir avec ironie, voir même avec cynisme, les tentatives des philosophes de réaffirmer par ailleurs et comme si de rien n’était des idéaux qui semblent de plus en plus lointains. Les événements du 11 septembre et leurs suites doivent impérativement nous conduire à discuter des compromis que nous pourrions accepter et ceux que nous devrions refuser entre les valeurs idéales de la démocratie et les considérations de sécurité.

C’est ce problème actuel, difficile que Daniel Weinstock prend à bras le corps dans son article. Après avoir tenté de préciser les limites du concept de sécurité, Weinstock s’inspire du contractualisme hypothétique utilisé par John Rawls dans sa Théorie de la Justice pour esquisser la définition de l’équilibre que nous devrions rechercher entre droits individuels et sécurité. L’expérience de pensée qu’il décrit doit nous conduire, à l’instar de la situation originelle de Rawls, à considérer ces questions en respectant une contrainte d’impartialité. Weinstock met ensuite à l’épreuve le cadre théorique ainsi esquissé en se concentrant sur les droits et libertés politiques qui constituent les conditions de possibilité institutionnelles de la démocratie délibérative ; soit, d’une part, la liberté d’association et, d’autre part, la publicité. Nous l’avons signalé plus haut, les démocraties contemporaines ne peuvent être délibératives que si les institutions politiques formelles s’appuient sur l’existence au sein de la société civile d’une vie associative riche et dynamique. Le garant juridique et institutionnel d’un tel espace public reste l’existence d’un droit à la libre association aussi étendu que possible. Mais c’est précisément ce droit étendu qui est remis en cause par ceux qui considèrent qu’il met en danger la sécurité des sociétés libérales en permettant à des groupes terroristes ou affiliés de s’organiser en toute impunité. Doit-on alors accepter de compromettre l’extension du droit d’association ?

Par ailleurs, pour qu’il puisse y avoir une contribution délibérative réelle des citoyens à la formulation des lois et des politiques gouvernementales, il faut minimalement que le gouvernement s’impose une exigence de transparence afin de permettre la discussion et la contestation de ses décisions. Mais les États engagés dans la « guerre contre le terrorisme » prétendent que l’efficacité de ce combat exige une part significative de secret. Qu’en est-il alors de la publicité ? Les réponses ébauchées par Weinstock à ces questions permettent de juger de la fécondité du cadre normatif qu’il nous propose comme guide à la délibération. C’est à la poursuite et à l’extension du débat public sur la situation inédite à laquelle nos démocraties font face que nous sommes alors conviés. Dit autrement, si la délibération publique semble un idéal bien fragile et menacé dans les circonstances qui sont celles de nos démocraties contemporaines, elle reste cependant toujours aussi indispensable.

Mais concluons. Les articles présentés dans ce numéro devraient permettre aux lecteurs francophones d’entrer de plein pied dans les débats que suscite la théorie délibérative de la démocratie dans la philosophie politique contemporaine[26]. Nous l’avons vu, ces discussions touchent à des questions à la fois d’ordre théorique et pratique. Elles ont pour point commun et, peut-être, comme principale qualité de nous forcer à confronter certaines des données les plus difficiles et les plus essentielles de l’expérience démocratique dans nos sociétés de masse, soit le pluralisme et la complexité sociale. Car ce n’est sans doute que dans cette confrontation que la théorie normative de la démocratie peut encore avoir un sens aujourd’hui[27].