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Travail de mémoire

Le jeu vidéo et la mémoire

Créations et débats autour de la guerre civile espagnole
Marc Marti
p. 233-252

Résumés

Dans ce travail sur la mémoire, nous partons de l’hypothèse que cette dernière est fragmentée, partielle et éclatée dans l’ensemble du champ social et culturel. Les champs disciplinaires académiques – et les objets qu’ils définissent – rendent parfois invisible cette fragmentation et tendent à observer la mémoire au moment où elle émerge comme un discours déjà constitué dans la presse, le discours politique ou juridique. Dans l’article qui suit, nous développons une analyse du discours mémoriel sous-jacent et fragmenté dans la création vidéoludique espagnole. Une fois établie la dimension « locale » de cet objet souvent assimilé à la culture globalisée, nous verrons comment la forme vidéoludique modélise le conflit, use de l’Histoire et produit, à son échelle, des fragments particuliers de mémoire.

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Texte intégral

  • 1 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile et du franquisme dans l’Espagne démocratique », (...)
  • 2 Marc Marti, Jacques Cabassut, « Mémoire et trauma : les mémoires de la guerre civile espagnole en (...)
  • 3 Marc Marti, « La mémoire multimédia, les chansons de la guerre civile sur Youtube », in Guerres d (...)

1Dans un article paru en France en 2002, l’historien espagnol Julio Aróstegui indiquait qu’apprécier « le degré d’influence de la mémoire historique sur les comportements présents constitue l’un des grands défis lancés à l’histoire du contemporain1 ». Si on considère que cette mémoire englobe toute opération visant à représenter le passé à partir du présent, on peut s’interroger sur sa fabrication à une époque donnée, à partir des représentations qui émergent d’une multiplicité de pratiques sociales et culturelles. Souvent, les études portant sur la mémoire en recherchent les traits saillants dans le discours politique, les pratiques commémoratives, les livres scolaires ou les créations artistiques majeures. Cependant, les champs disciplinaires mis en œuvre dans le cadre académique – et les objets qu’ils définissent – rendent parfois invisibles des terrains qui ouvrent un angle particulier pour l’étude de la mémoire. Celle-ci est en effet fragmentée, partielle et éclatée dans l’ensemble du champ social et culturel, chaque objet, chaque production en contient un morceau. Elle n’est jamais « à sens unique », car elle peut réactiver des tensions ou au contraire les réduire. Dans une précédente étude, nous avions mis en avant l’intérêt de la temporalité multiple présente dans la chanson, composée et recomposée, dans son rapport à la mémoire de la guerre civile espagnole et au traumatisme qu’elle représentait toujours dans la mémoire de l’Espagne démocratique2. Sa réappropriation par des pratiques culturelles contemporaines, allant de la reprise par des groupes de musique pop à sa mise en ligne par des auditeurs utilisateurs-créateurs sur une plateforme de partage de contenu comme Youtube, permettait de suivre une métamorphose qui en disait long sur la présence des problématiques du passé3. Dans la même optique, nous proposons de développer dans la réflexion qui suit une analyse du discours mémoriel sous-jacent dans la création vidéoludique espagnole, domaine inexploré à ce jour par l’hispanisme.

2Pour ce faire, l’hispaniste doit se poser la question de la culture qui sous-tend le jeu vidéo. Ce domaine des arts industriels numériques est souvent assimilé à la globalisation économique et culturelle et semble dépourvu de tout intérêt « local », du moins de ce « local » qui fait la spécificité du champ d’études de l’hispanisme. Il n’en demeure pas moins que les thématiques vidéoludiques peuvent parfois toucher à des spécificités nationales, comme c’est le cas de la guerre civile, qui a été utilisée dans un nombre restreint de jeux vidéo. Il conviendra donc, dans un premier temps, de s’interroger sur l’éventuelle spécificité du conflit espagnol dans l’univers vidéoludique mondialisé.

  • 4 Le terme de « feintise ludique » est proposé par Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction, Paris (...)

3Plus généralement, l’utilisation du conflit pour jouer pose plusieurs questions. Il faut, par exemple, prendre en compte la façon dont la forme artistique va modéliser la représentation du conflit. L’art vidéoludique repose sur des genres constitués ou flottants, peu importe, mais qui correspondent chacun à une façon de jouer : l’aventure, l’action, la plateforme, le jeu de tir ou de stratégie, etc. Ces modalités créatives et leurs objectifs commerciaux supposent des usages spécifiques de l’Histoire quand cette dernière est utilisée comme thématique. Ensuite, par définition, ces créations s’inscrivent dans une pratique sociale particulière qui est celle du jeu. À ce titre, il conviendra d’observer d’une part quelles modalités de « feintise ludique » elles proposent et, d’autre part, quel est le degré d’acceptation sociale de cette feintise4. Il sera ainsi possible d’envisager de quelle façon le jeu peut produire (parfois à son insu) des récits mémoriels particuliers. À partir de deux exemples, nous engagerons une double analyse en ce sens. D’une part, le jeu sur la guerre d’Espagne relève du genre historique : il propose une reconstitution mimétique du passé, qui passe par les décors, les costumes et le son. D’autre part, il s’inscrit aussi dans une reconstitution narrative du passé, en essayant (mais pas toujours comme nous le verrons) sous forme ludique, de faire le récit historique de la guerre.

La guerre d’Espagne, un conflit « comme les autres » ?

  • 5 Thomas Rabino, « Jeux vidéo et Histoire », Le Débat, 2013/5, n° 177, 2013, p. 113 http://www.cair (...)
  • 6 En l’absence de travaux universitaires, on peut consulter avec profit le site Historia Games, qui (...)

4Les guerres constituent une part significative de la thématique vidéoludique, en particulier la Seconde Guerre mondiale5. Les conflits sont principalement adaptés sous la forme de jeu de stratégie (on rejoue les batailles avec les plans et les cartes), de jeu d’action avec tir (FPS : First Person Shooting, le joueur combat en vision subjective en disposant de différentes armes), de jeu d’action aventure (avec des missions à remplir) ou de jeu de simulation (conduite d’engins de guerre, comme les tanks ou les avions)6.

5La guerre d’Espagne, quant à elle, n’a donné lieu qu’à un nombre réduit de jeux, contrairement à la Seconde Guerre mondiale. Les six publiés à ce jour sont à comparer aux deux cent vingt-cinq pour le seul front ouest de 1939-19457. Il s’agit de six jeux de stratégie sur PC, auxquels il conviendrait d’ajouter le greffon amateur (mod) España en llamas, réalisé par des fans, dont la principale originalité est d’avoir adapté un classique du FPS à la guerre civile, mais sans aucun objectif commercial. Ce jeu présente la particularité d’avoir entièrement modifié les graphismes, le son et la narration de Call of Duty 2 (2005, Activision) pour en faire une adaptation au conflit espagnol8. Le nombre réduit de jeux consacrés au conflit ibérique pourrait indiquer qu’il s’agit d’un thème trop éloigné pour les studios nord-américains, qui constituent l’essentiel de la production et qui proposent une sorte de culture mondialisée9, construisant « un imaginaire commun à la culture occidentale postmoderne10 ».

  • 11 La commission de la terminologie propose pour game play l’équivalence « jouabilité » et la défini (...)
  • 12 Voir la description de l’éditeur publié par le site Historia Games http://www.histogames.com/HTML (...)

6Dans ce contexte, l’existence de ces quelques productions devient intéressante. D’abord, le genre indique qu’il s’agit de titres qui ne sont pas destinés à une diffusion massive pour le grand public, puisqu’aucun n’est jouable sur les consoles de salon, mais uniquement sur ordinateur. Cette restriction est presque inhérente au jeu de stratégie, qui suppose des formes ludiques relativement complexes et destinées à un public averti. Dans ce cadre, une bonne partie des éditeurs n’a fait que proposer des extensions ou des originaux, qui reprennent les grands classiques de guerre qu’ils avaient produits auparavant. La prégnance d’une culture mondialisée est ici visible à l’échelle de la structure vidéoludique : le changement de cartes fait partie de la pratique courante dans le jeu de stratégie. La guerre d’Espagne y apparaît donc d’abord comme une possibilité de jouer sur un terrain dont le principal attrait serait la nouveauté. L’éditeur français AGEOD met ainsi en avant dans sa promotion le fait que le game play11 respecte une multitude de procédures historiquement validées par l’époque, comme la chaîne de commandement ou la façon de combattre, ce qui le différencie des jeux classiques de stratégie sur la Seconde Guerre mondiale, en donnant à son España 1936 une dimension originale12.

  • 13 Marc Marti, « La mémoire multimédia », art. cit., p. 533 ; Marc Marti, Jacques Cabassut, « Mémoir (...)
  • 14 ABC, 2008, « Amplian el vídeojuego sobre la guerra civil tras vender más de 60 000 copias », ABC (...)
  • 15 Matthieu Letourneux, « La question du genre dans les jeux vidéo », in Sébastien Genvo (dir.), Le (...)

7Les dates de sortie d’une partie de ces œuvres indiquent par ailleurs un intérêt pour le marché espagnol. L’anniversaire des soixante-dix ans du conflit coïncida dans la péninsule avec un engouement pour les documentaires, les séries, les bandes dessinées et les films qui évoquaient l’époque13. De ce fait, les jeux datant de 2007 et 2008 sont nombreux, en particulier celui de l’éditeur hispano-italien Planeta de Agostini, sorti en octobre 2007 et qui se vendit à 60 000 exemplaires sur le seul marché national, un chiffre tout à fait respectable, qui poussa l’éditeur à proposer une suite sous forme d’extension l’année suivante14. Dans ce cadre, le jeu vidéo est pris dans un phénomène transmédiatique global autour de la mémoire, tel qu’il a pu être observé en d’autres circonstances15. Il s’inscrit dans une mémoire qui envisage le passé depuis un présent marqué par la commémoration du conflit.

8Cette première analyse met en relief quelques éléments qu’il conviendrait d’approfondir. Une partie des jeux produit, en effet, un discours mémoriel qui peut s’avérer problématique. Dans ce cadre, ce sont les deux jeux produits en Espagne qui nous intéresseront plus particulièrement, étant donné que c’est sur eux que le regard des médias fut porté.

La reconstitution du passé : quelle mimesis ?

9Nous avons ainsi choisi le jeu de stratégie Sombras de la guerra (Legend Studios pour Planeta de Agostini, 2007), produit et réalisé par une équipe espagnole, et 1936, España en llamas, créé par un groupe d’amateurs à partir du moteur du célèbre jeu de tir Call of Duty 2 (Activision, 2005). Ces deux œuvres ont fait parler d’elles au-delà de la presse spécialisée, ce qui s’explique par des dates en coïncidence avec les événements politiques et mémoriels en 2006 et 2007, bien que la production des amateurs ait continué son développement jusqu’en 2012.

10En revanche, malgré quelques déboires techniques qui le retardèrent, le jeu commercial Sombras de la guerra, qui avait bénéficié du soutien financier de la Junta d’Andalousie, fit son apparition de façon bien plus retentissante et opportuniste. Au départ, Legends Studio visait une sortie qui aurait coïncidé avec le soixante-dixième anniversaire du conflit, bénéficiant ainsi de la dynamique culturelle du moment. Cependant, le studio avait élaboré sa propre logique commémorative. En effet, si historiquement le 18 juillet 2006 correspondait à l’anniversaire du début de la guerre, l’été n’était pas une période favorable au lancement d’un jeu. De fait, la sortie était prévue fort opportunément pour le 19 novembre 2006, une date qui réconciliait le consumérisme et l’Histoire. Proche de Noël et donc propice au lancement des nouveautés, cette date permettait aussi de créer l’événement par le lancement d’un produit à la veille de l’anniversaire de la mort du dictateur Francisco Franco. Cependant, malgré les annonces faites dans la presse dès le mois de septembre 200616, les retards techniques obligèrent le studio à reporter la sortie d’un an17.

  • 18 Voir le casting complet et la répartition des missions sur le Wiki du greffon  http://www.wikiwan (...)
  • 19 Mary Nash, Rojas, Las mujeres republicanas en la guerra civil, Madrid, Taurus, 1999, p. 112.

11Dans 1936 España en llamas, le groupe de fans a décidé de suivre une voie très originale par rapport aux FPS de référence. En effet, dans le Call of Duty 2 originel qui sert de support à leur extension, les missions sont constituées par trois campagnes dans lesquelles l’avatar du joueur est toujours dans le même camp, c’est-à-dire du côté des alliés, vainqueurs du conflit. La diversité est assurée par la réalisation de trois campagnes : la soviétique (1941-1943) de Moscou à Stalingrad ; la britannique (1942-1944) de l’Afrique au débarquement et l’américaine, qui prend la suite jusqu’à pratiquement la prise de Berlin. L’adaptation espagnole fait alterner les campagnes des deux camps et le type de soldat. Le joueur y sera tour à tour républicain ou insurgé vainqueur (en fonction de la bataille) et il incarnera huit combattants (Marti, 2016, 28). Il s’agit chaque fois d’avatars fictifs, dont certains n’ont même pas de nom18. Lors d’une analyse précédente, nous avions mis en évidence que ceux-ci étaient légèrement décalés par rapport au référent historique (Marti, 2016, 31) et surtout, ils étaient faiblement politisés. Du côté des insurgés, il s’agit d’un Maure, d’un Italien des CTV (Corpo Truppe Volontarie), d’un légionnaire, d’un garde civil. Du côté des républicains, le seul personnage politisé est une milicienne anarchiste, nommée Marión Barreno, qui est présente dans bon nombre de missions mais qui ne correspond pas à la réalité historique, ou qui du moins la déforme considérablement, les femmes ayant très peu participé aux combats19.

  • 20 Matthieu Letourneux, « Les univers de fiction des jeux vidéo », in Sébastien Genvo (dir.), Le gam (...)

12D’autres éléments, qui appartiennent spécifiquement aux espaces jouables témoignent en revanche d’un désir de reconstitution historique minutieuse. Dans les FPS, l’armement et le son constituent généralement des éléments de jeu fondamentaux et 1936 España en llamas n’échappe pas à la règle. Par exemple, les vieux Mausers 1893 avec lesquels peut évoluer le joueur, équipement obsolète de l’armée républicaine, respectent la cadence de tir réelle. Les décors, les engins à roues et à chenilles et les avions ont été élaborés à partir de photos d’archives. Les bruits des moteurs proviennent d’enregistrements d’époque disponibles en libre accès sur le Net. Ce recours à la stéréotypie historique, quasi muséale, est classique dans le jeu vidéo. Elle sert à mettre en place un environnement qui tire sa vraisemblance d’une intention mimétique20.

13Cette démarche fut facilitée par la mise en ligne contemporaine d’archives numériques institutionnelles, dans le contexte de célébration mémorielle initiée en 2006. L’équipe indique aussi avoir reçu l’aide spontanée de plusieurs amateurs, qui lui ont fourni des documents collectés lors de leurs propres recherches21. Le décor, dans les limites du graphisme du moment, témoigne de ce souci mimétique. Au détour d’un combat de rue, on peut, par exemple, se retrouver face à la reproduction d’une affiche de propagande.

  • 22 Source : España en llamas, Mod de Call of Duty. Tous droits réservés.

1.1936, España en llamas (impression écran)22.

1.1936, España en llamas (impression écran)22.
  • 23 Source : Más trincheras, más refugios, así no pasarán, 1937, affiche du pavillon de la République (...)

2.Más trincheras, así no pasarán (affiche d’époque anonyme), 193623.

2.Más trincheras, así no pasarán (affiche d’époque anonyme), 193623.

14Dans certaines pièces accessibles, le joueur peut activer des postes de TSF diffusant des discours politiques de l’époque – celui de la Pasionaria par exemple – ou des chansons comme Cara al sol ou A las barricadas. L’apparence des personnages va dans le même sens. La milicienne Marión Barreno, qui est le principal avatar républicain, reprend un code vestimentaire inspiré des représentations qui figurent sur les affiches de propagande produites pendant le conflit. Ainsi, le graphisme et le son s’inspirent toujours de documents historiques.

  • 24 Source : España en llamas, Mod de Call of Duty. Tous droits réservés.

3.Marión Barreno dans 1936 España en llamas24.

3.Marión Barreno dans 1936 España en llamas24.
  • 25 Journal Crónica, septembre 1936, version numérique de la Hemeroteca Digital de la BNE. Accès cata (...)

4.Une du journal Crónica (septembre 1936)25

4.Une du journal Crónica (septembre 1936)25
  • 26 No pasarán, affiche commune UGT/CNT, Anonyme, 1936, Tous droits réservés.

5.Affiche d’époque : No pasarán (UGT-CNT), 193626.

5.Affiche d’époque : No pasarán (UGT-CNT), 193626.

15Le jeu commercial Sombras de la guerra adopte une relation avec le récit historique plus hétérogène et plus polémique. Dès le départ le joueur peut mener ses campagnes, soit du côté républicain, soit du côté des insurgés militaires. Cependant, l’issue des batailles pourra parfois se retrouver inversée par rapport au récit historique en fonction du choix du joueur, en particulier lors de la bataille de l’Èbre, un point sur lequel nous reviendrons. Malgré tout, le jeu essaie de respecter l’Histoire, dans le sens où les missions républicaines, lors de certaines batailles perdues, consistent soit à faire du renseignement, soit à protéger les civils. C’est ce qui est proposé par exemple pour le bombardement de Guernica dans la campagne du Nord.

16Ensuite, l’intention mimétique est assez paradoxale. Les graphismes jouables sont assez pauvres, mais c’est le lot du jeu de stratégie, où la vision surplombante en troisième personne ne permet pas de détailler les éléments. Cette déficience inhérente à ce genre vidéoludique est compensée par l’insertion de cinématiques non jouables, constituées par de très nombreuses vidéos d’époque (19 au total), issues des archives de la BBC, de la filmothèque de Catalogne et de l’Institut Catalan des Industries Culturelles. Pour compléter l’effet d’immersion recherché, les pages d’accueil des campagnes s’ouvrent sur un écran au fond sépia sur lequel s’affichent de petits textes d’information historique utilisant la typographie de la machine à écrire. On retrouve ici deux stéréotypes classiques des industries numériques au moment d’imiter par stylisation les années trente. Cependant, alors que l’on pourrait s’attendre à l’adoption systématique d’une continuité graphique dans ces éléments non jouables favorisant l’immersion, ces mêmes pages d’accueil sont parfois en contradiction avec cet objectif, en proposant des dessins de personnages qui relèvent de la bande dessinée.

17Cet aspect fut remarqué par les joueurs, qui restent sensibles au rapport avec l’Histoire, en étant particulièrement attentifs à la vraisemblance et à la continuité graphique qu’elle suppose. Le graphisme hétérogène des pages intermédiaires fut jugé pour le moins « décomplexé ». Il contrastait avec la présence des vidéos d’archives que les créateurs avaient mis en avant comme preuve de leur travail « historique » et « pédagogique ». L’évaluation par 3Djuegos résume parfaitement la situation en se concentrant sur le personnage féminin qui est représenté dans le jeu :

En menos de dos minutos un video al más puro estilo NO-DO con una solemne voz en off e imágenes de archivo nos introduce en la situación de la República, y acto seguido se nos presenta como heroína a una neumática joven con un escote de vértigo y pechos y labios rebosantes de silicona. […] ¿Viendo este art-work de una joven pechugona y con la ropa rasgada qué se puede esperar? Pues lo que es Sombras de Guerra, un juego al que sólo le ha faltado una carátula de Azpiri [Alfonso Azpiri, dessinateur de BD de fantasy érotique] con la “libertaria” en cuestión en paños menores27.

18Le ton ironique indique bien ce qui était attendu : de la vraisemblance qui aurait dû passer par le respect d’un code de représentation des personnages historiques, fussent-ils fictifs. Alors que l’auteur de l’évaluation ne s’estime pas compétent pour juger le jeu du point de vue moral, son opinion révèle une attente particulière. Une guerrière dénudée, dans un jeu de fantasy serait sans doute cohérente avec l’univers fictionnel de référence (coutumier de ce genre de représentation sexiste). Quand le référent est l’Histoire, la guerrière dénudée est totalement déplacée car invraisemblable, et, sans doute, fait-elle ressentir plus encore la dimension sexiste de la représentation par le décalage créé.

6.La milicienne dans Sombras de la guerra28.

6.La milicienne dans Sombras de la guerra28.

19Cependant, la presse généraliste critiqua ce jeu commercial à partir de critères autres que celui de la simple vraisemblance historique, car il offrait un récit mémoriel problématique.

Le récit mémoriel : le jeu et la narration

  • 29 Hovig Ter Minassian, « Les jeux vidéo : un loisir uchronique ? », in François Pernot, Éric Vial, (...)

20Dans Sombras de la guerra, le joueur peut opter pour l’un des deux camps et donc gagner la guerre soit avec les insurgés (comme dans le récit historique), soit avec la République (récit uchronique) à partir de l’ultime bataille, celle de l’Èbre. Dans le jeu de stratégie historique, il ne s’agit pas d’une aberration ou d’une nouveauté car l’introduction de variations, à partir d’un point de bifurcation dans le récit, prolonge la vie du jeu et permet d’accéder à une expérience ludique enrichie par l’uchronie29.

  • 30 Voir les déclarations de Francisco Pérez, le directeur de Legends Studio dans 20 minutos du 26/12 (...)
  • 31 « Aujourd’hui, après avoir capturé et désarmé l’armée factieuse, les troupes républicaines ont at (...)

21Néanmoins, les créateurs semblent avoir plutôt misé sur une polémique, dont ils pensaient tirer avantage pour faire la publicité de leur jeu30. Lors du lancement commercial, à aucun moment l’uchronie n’a été justifiée devant la presse par des éléments ludiques. Cette idée de subversion de l’Histoire est entretenue par un communiqué de victoire uchronique, présent dans le jeu, que la presse s’empressa de citer, et qui reprenait mot pour mot – à l’exception des termes désignant l’ennemi vaincu – le message historique du général Franco, lu à la radio le 1er avril 1939 depuis Burgos. « En el día de hoy, cautivo y desarmado el ejército faccioso, han alcanzado las tropas republicanas sus últimos objetivos militares. La guerra ha terminado31 ».

22Le texte n’était d’ailleurs pas d’une grande originalité, il avait été inventé en 1976 par l’écrivain Jesús Torbado pour son roman uchronique En el día de hoy, qui avait connu un grand succès à l’époque en obtenant le prix Planeta (le même éditeur que Sombras de la guerra…). La même année et dans la même veine, Fernando Diaz Plaja avait publié El desfile de la victoria. Enfin, en 1989, l’écrivain réactionnaire Fernando Vizcaíno Casas défrayait la chronique avec la même uchronie, Los rojos ganaron la guerra.

  • 32 Voir El Mundo, édition du 5 septembre 2006, « Un videojuego para cambiar el resultado de la Guerr (...)
  • 33 El País, 15 novembre 2007, « Protesta de Carlota Leret, hija de uno de los fusilados en el videoj (...)

23La plupart des articles publiés par la presse généraliste (El País, El Mundo, La Vanguardia, La Voz)32 se contentent de reprendre le communiqué de presse et insistent dans leur titre sur la fin alternative, qui est sans aucun doute l’accroche la plus vendeuse (en plus de la thématique inédite et nationale du jeu). Cependant, le quotidien national El País se fit l’écho de polémiques plus profondes autour de Sombras de la guerra, à cause d’abord d’une cinématique. Le jeu propose ainsi, sans que l’on voie le résultat, le « film » de l’exécution de Virgile Leret, le premier officier fidèle à la République exécuté par les insurgés. La fille de ce dernier, interrogée par le journal, après avoir précisé que le pays n’est pas réconcilié avec ce passé, indique qu’elle est particulièrement choquée que cet épisode tragique réapparaisse dans le cadre d’un jeu, banalisant les « assassinats », sans « respecter la douleur des victimes33 ».

24Par ailleurs, pour certaines associations, il était insupportable qu’insurgés et républicains soient mis au même niveau. De leur point de vue, en plus de banaliser une violence dont l’évaluation restait problématique en 2007, en permettant de jouer avec l’un ou l’autre des adversaires, le jeu rendait les rôles réversibles. Ce faisant, il perdait une bonne partie de sa dimension « pédagogique » pourtant revendiquée au moment du lancement quand la bande annonce indiquait « Revis un moment crucial de notre histoire34 ». Ce que pointait finalement ces critiques, c’est l’incompatibilité des deux discours : l’uchronie et la possibilité de changer l’histoire ne pouvaient être présentées comme des éléments pédagogiques. Elles sous-entendaient aussi sans doute qu’il était insupportable de « rejouer » la victoire des insurgés, étant donné le trauma qu’elle supposait.

25Ensuite, la fin uchronique dans le cadre d’un jeu de stratégie sous-entendait que la défaite républicaine était due à de mauvais choix tactiques, ce qui minimisait fortement l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, ainsi que l’isolement logistique des armées de la République, conséquence des politiques non-interventionnistes, intéressées et cyniques, de l’Angleterre et de la France.

  • 35 Voir El País, 3 décembre 2007, art. cit.

26Le jeu s’est ainsi trouvé confronté à ses propres limites, celles de son acceptation sociale. En transformant le sens de la guerre et en prétendant sortir de l’espace ludique pour s’occuper de « pédagogie » (du moins lors de sa campagne de lancement), Sombras de la guerra risquait de brouiller les nouveaux et fragiles repères sociaux mémoriels et historiques que la nouvelle loi était en train de mettre en place. Les critiques sont ainsi en étroite relation avec le contexte du moment, bien plus sensible à la question que d’autres époques. En effet, des jeux de stratégie de plateau, conçus dès les années 1980, extrêmement rigoureux sur le plan historique, n’avaient provoqué aucune polémique en reconstituant les batailles35.

27Le dernier élément à charge, sans doute le plus révélateur et relevé uniquement par un journaliste de El País, est que les insurgés sont désignés dans le jeu par le terme nacionales, une dénomination fabriquée par la propagande franquiste et qui visait à suggérer que l’insurrection militaire contre le gouvernement légal se justifiait pour débarrasser le pays d’une invasion étrangère. Ce faisant, le studio validait un terme marqué, que les historiens évitent soigneusement ou utilisent entre guillemets. La seule réponse, qui est fournie par le directeur du projet, est qu’internationalement on n’aurait pas compris le terme de « rebelles » ou « d’insurgés ». Un contre argument bien faible, quand on sait que le jeu n’a été diffusé qu’en langue espagnole et qu’au final très peu d’exemplaires furent vendus hors de l’Espagne, faute de version justement « internationale » en anglais36. Le directeur justifie aussi l’absence de véritables historiens dans l’équipe, jugeant que ceux-ci auraient été « partiaux », donnant l’impression que son équipe était plus neutre et mieux indiquée pour intégrer la dimension historique objective37.

28Cette déclaration est révélatrice de la position de cette guerre dans l’opinion publique. Pour la Seconde Guerre mondiale, la vision des vainqueurs repose sur un consensus historique et moral et elle articule, dans la grande majorité des cas, les jeux qui y sont consacrés. Pour la guerre d’Espagne, la vision et la mémoire imposée par les vainqueurs a été problématisée dans les années 2000 par les institutions, les historiens et les mouvements de citoyens, malgré la position politique de la droite clairement opposée à toute réévaluation de l’image partiale transmise par le franquisme, confortée par un oubli sélectif pour des raisons consensuelles au moment du passage à la démocratie. De fait, depuis 2006 justement, établir une parité entre les insurgés et leurs adversaires, au nom de la neutralité ou du consensus, reste une position ambiguë, qui relève bien moins de l’ignorance historique que de la position politique partisane. Sans doute conscient du problème moral que posait l’utilisation du conflit dans un jeu, la justification avancée par le studio se réduisait à l’argument pédagogique, en le faisant reposer sur une « neutralité » qui était tout, sauf neutre politiquement.

29Les créateurs de 1936 España en llamas, bien qu’amateurs, firent preuve de plus discernement. Pour expliquer l’origine de leur création, ils indiquent qu’étant fans de FPS, ils n’avaient pu jouer jusqu’à présent qu’à des jeux de type « américain »38. On peut considérer que le groupe était porteur d’un discours sincère, puisque le développement avait commencé au début des années 2000, et qu’il était l’affaire d’une double passion, celle pour le FPS à laquelle se mêlaient des souvenirs familiaux sur le conflit. Sur ce dernier point, aucun des membres du groupe ne précise la nature de ces souvenirs : combats, vie quotidienne, appartenance à un des deux camps ? Il est juste fait mention de grands parents auxquels sont rattachés les souvenirs en question, sans plus d’indications39. Initiée en 2003, donc en dehors de toute logique commémorative nationale immédiate, la démarche affichait une grande réserve sur sa dimension mémorielle explicite et ne mettait en avant que des arguments ludiques40. La page Facebook indique que 1936 España en llamas « n’est qu’un jeu FPS en 1ère personne [sic] sur la guerre civile espagnole qui utilise les moteurs graphiques de Medal of Honor Alied Asault (MOHAA) et Call of Duty 2 (COD2)41 ».

30Dans une entrevue pour Ariadn@, supplément consacré au monde du numérique du quotidien national El Mundo, l’équipe déclarait42 :

Il n’y a pas d’orientation politique. C’est une des raisons pour lesquelles on ne propose que la version multijoueur, pour que chacun soit libre de choisir le camp dans lequel il désire s’enrôler.

31Ces auto-descriptions révèlent en creux un récit mémoriel problématique. Alors que la guerre civile espagnole est plus vieille que la Seconde Guerre mondiale, il faut encore au début des années 2000 déminer le thème en rappelant que « ce n’est qu’un jeu » et « qu’il n’y a pas d’orientation politique ». La seconde phrase révèle ainsi l’impensé mémoriel du conflit : un affrontement politique majeur, que l’on craint de réveiller à l’époque contemporaine.

32Le récit proposé plus tard dans la version monojoueur se veut par ailleurs dans le respect des événements historiques. Le joueur alterne les batailles, sans possibilité de choix sur leur issue, c’est-à-dire qu’il se retrouve chaque fois dans la situation du vainqueur historique. Cependant, une double mission finale avec cinématique de conclusion propose une fin alternative à la guerre civile, avec la capture de Franco par les troupes de la République. L’uchronie est timide et ne semble pas faire partie de l’argumentaire pour jouer. Elle n’en demeure pas moins intéressante si on la compare à celle de Sombras de la guerra.

  • 43 La page affiche le message suivant : « Nota : Esta misión no está basada en hechos históricos. Se (...)

33En effet, la fin alternative est préparée par une mission jouable préalable, visant à expliciter le bouleversement historique : la milicienne Marión Barreno dérobe en Allemagne les plans secrets d’Hitler pour la conquête de l’Europe. La mission est présentée comme une uchronie dans la page de chargement43. Dans la cinématique suivante, la révélation des intentions allemandes fait entrer la France et l’Angleterre dans la guerre d’Espagne et les troupes insurgées, submergées par la puissance de feu et la couverture aérienne franco-britannique, perdent la bataille de l’Èbre et la guerre. Ce récit uchronique est extrêmement pertinent car, daté du 15 septembre 1938, il correspond aussi à la chronologie historique. La longue bataille de l’Èbre fit douter très longtemps de la victoire finale des insurgés et, en septembre 1938, son issue restait incertaine. La situation politique était d’autant plus tendue que le risque de guerre en Europe avait fortement augmenté en raison de l’attitude belliqueuse d’Hitler vis-à-vis de la Tchécoslovaquie. Les accords de Munich, à la fin du même mois, mirent fin provisoirement à cette tension. Leur signature laissait indirectement les mains libres aux insurgés. Le joueur se voit ensuite proposer une dernière mission, consistant à capturer Franco. Cette uchronie dit aussi en creux que la défaite de la République était due à la non-intervention des démocraties occidentales, qui s’était traduite entre autres choses par un très fort sous-équipement de l’armée régulière.

  • 44 L’expression est de Sébastien Genvo, « Approches des jeux vidéo : jugements de valeurs et idéolog (...)
  • 45 Anthony Rowley, Fabrice D’Almeida, Et si on refaisait l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 11
  • 46 « Le principal intérêt de l’uchronie pour les historiens est un retour critique sur leur propre s (...)

34L’épisode pourrait ainsi apparaître comme un exutoire, « une activité de compensation face aux contraintes du réel44 », qu’autorise l’espace du jeu. Cette lecture nous semble confirmée quand on compare les deux dénouements. Lors de la fin « historique », dans la cinématique finale, Marión Barreno est égorgée par un soldat des troupes coloniales, une action directement dans la lignée des méthodes expéditives pratiquées pendant et après la guerre. En revanche, dans la fin uchronique, Franco est capturé pour être jugé, un traitement nettement plus civilisé, qui transpose sans doute inconsciemment le « procès du franquisme » qui n’a jamais eu lieu, mais qui est tant désiré par beaucoup d’Espagnols de la période contemporaine. Ainsi, la fin de la guerre civile, qui consacre un coup d’état militaire et la mise en place d’un état totalitaire fasciste, est peu euphorique, même pour des fans de FPS qui prétendent se situer uniquement sur le plan ludique. La narration propose de combler, sur le mode de la fiction alternative, la déception qu’engendre le dénouement historique. On pourrait aussi remarquer que cette fin uchronique repose sur des critères historiques plus solides que Sombras de la guerra. Les auteurs ont cherché à objectiver la chaîne des événements qui y conduit, en créant une causalité initiale (la révélation des intentions d’Hitler) vraisemblable pour expliquer la fin alternative. La démarche correspond de fait à ce que proposent les historiens quand ils s’essaient à l’uchronie, à savoir, « signaler explicitement le moment où nos récits bifurquent vers l’histoire potentielle45 ». Bien que l’objectif soit avant tout ludique, la construction historique (et vraisemblable) de la bifurcation par la création du point de divergence rejoint la préoccupation des historiens quand ils explorent l’uchronie : mieux comprendre l’histoire et ce qui est advenu46.

Conclusion

  • 47 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile », art. cit., p. 32b.
  • 48 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile », art. cit., p. 36a.

35Après la guerre, les Républicains étaient devenus « los Rojos » et se virent confisquer leur mémoire, en particulier celle de leurs victimes. Celles-ci devinrent « l’ennemi », non plus seulement du camp franquiste, mais de l’Espagne toute entière. L’entrée dans la démocratie ne permit pas de revisiter de façon critique cette mémoire imposée. Les travaux de Julio Aróstegui sur le sujet démontrent combien cet oubli institutionnalisé s’oppose, dès les années quatre-vingts, à « l’état de l’imaginaire populaire47 ». Oublier, c’était dans un certain sens réinterpréter le conflit pour mettre fin à la « tragique tradition des deux Espagne » qui n’avait plus sa place dans un moment de transition pacifique48.

  • 49 Santos Juliá, « Memoria, historia y política de un pasado de guerra y dictadura » in Memoria de l (...)
  • 50 Ley por la que se reconocen y amplían derechos y se establecen medidas en favor de quienes padeci (...)
  • 51 Marc Marti, Jacques Cabassut, « Mémoire et trauma », art. cit., p. 63-64.

36Cependant, la guerre, ses exactions et ses conséquences refirent surface au début des années 2000. La « mémoire unique », « mémoire imposée », de même que l’oubli, devinrent inacceptables49. L’anniversaire des soixante-dix ans du conflit en Espagne vit se produire une conjonction entre les initiatives publiques et divers mouvements de citoyens, dont les résultats les plus visibles furent l’ouverture de très nombreuses fosses communes. La promulgation d’une loi dite de « Mémoire historique » fut validée définitivement par les Cortes le 31 octobre 2007. L’objectif était « que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la guerre civile et la Dictature50 ». Comme l’indique le psychanalyste Jacques Cabassut, c’est alors que va être dépassé « un passé au départ refoulé voire dénié par les mécanismes institutionnels du franquisme et qui a fini par se forclore (car honteux et polémique) au moment de la transition démocratique, qui avait besoin du consensus politique51 ».

  • 52 Jean-Yves Boursier, La fabrique du passé, Nice, Ovadia, 2010, p. 262. L’auteur reprend ici un tit (...)
  • 53 Jean-Yves Boursier, La fabrique du passé, op. cit., p. 262.

37Les deux jeux que nous avons analysés se situent donc dans ce moment particulier mais, malgré les avancées sociétales qu’a supposé la loi, la mémoire reste un objet fragmentaire. Nous avons vu combien, sans doute à l’insu de ceux qui la reprennent, l’interprétation du conflit par les catégories simplificatrices du franquisme laisse encore des traces, le « national » étant opposé aux idéologies « rouges ». Il en va de même pour la dimension politique : la relativisation de chaque camp que permettent les jeux de guerre, au nom d’une position apolitique et ludique, est tout aussi remarquable, sans doute sous-tendue par ce désir de dépasser les « deux Espagne », propre au compromis issu de la Transition. De la même façon, le souci de l’élaboration mimétique du passé fait émerger une mémoire que l’on veut rendre consensuelle : le travail de reconstitution par les objets et les décors est souvent un moyen d’évacuer tout contenu polémique ou idéologique. L’uchronie, enfin, révèle encore une autre dimension de la mémoire. On pourrait ici reprendre la perspective de l’anthropologue Jean-Yves Boursier, qui a consacré de longues et nombreuses visites aux innombrables mémoriaux et musées français qui traitent de la Seconde Guerre mondiale en remarquant d’abord que l’Espagne en est pratiquement dépourvue en ce qui concerne sa propre guerre. L’uchronie, tout comme l’absence de lieux de mémoire, témoigne « d’un passé qui ne passe pas »52. Il nous semble qu’elle dit en creux que « l’histoire se découvre comme le cimetière interminable des possibles : à chaque instant, un seul d’entre eux se réalise et devient fait ou événement ; les autres sont écartés, mais ils ne sombrent pas pour autant dans le néant, et ils font sans cesse retour comme nostalgie ou comme espérance. Enfin les ombres, messagères du possible, ne sont pas seulement un héritage de l’histoire […] [ce sont] des ombres pour le possible qui pourrait advenir53 ». Un possible, qui, dans une Espagne ancrée à l’Europe, la rattacherait à la mémoire historique consensuelle du continent qui n’a pas été la sienne, celle de la victoire sur le fascisme et de la fin hideuse des dictateurs qui contraste, à la date où nous terminons notre réflexion, avec la dépouille enfouie dans la tombe monumentale du Valle de los Caídos.

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Notes

1 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile et du franquisme dans l’Espagne démocratique », Vingtième siècle, 2002/2, n°74, p. 31-42.

2 Marc Marti, Jacques Cabassut, « Mémoire et trauma : les mémoires de la guerre civile espagnole en chansons », in Mémoire et trauma dans la culture marocaine, Meknès, Université de Meknès, 2017, p. 52-72.

3 Marc Marti, « La mémoire multimédia, les chansons de la guerre civile sur Youtube », in Guerres dans le monde ibérique et ibéroaméricain, Berne, Peter Lang, 2014, p. 531-539.

4 Le terme de « feintise ludique » est proposé par Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction, Paris, Seuil, 1999, p. 147. Il indique que : « la feintise qui préside à l’institution de la fiction publique ne doit pas seulement être ludique, mais encore partagée. Car le statut ludique relève seulement de l’intention de celui qui feint : pour que le dispositif fictionnel puisse se mettre en place, cette intention doit donner lieu à un accord intersubjectif ».

5 Thomas Rabino, « Jeux vidéo et Histoire », Le Débat, 2013/5, n° 177, 2013, p. 113 http://www.cairn.info/revue-le-debat-2013-5-page-110.html

6 En l’absence de travaux universitaires, on peut consulter avec profit le site Historia Games, qui recense les jeux à dimension historique http://www.histogames.com

7 http://www.histogames.com/HTML/inventaire/periodes-historiques/epoque-contemporaine/guerre-civile-espagnole.php

8 Un greffon ou mod désigne un jeu vidéo créé à partir d’un autre ou une modification d’un jeu original. Dans le cas qui nous concerne, il s’agit d’une recréation. La « découverte » de ce jeu est issue de nos propres recherches sur les sites spécialisés. Voir Marc Marti, &23 in « Logique imaginaire et logique de marché : analyse d’une création de fans dans le jeu vidéo. Le cas de España en llamas sur Call of Duty 2 », Cahiers de narratologie, n°31 http://narratologie.revues.org/7547

9 Sébastien Genvo, « La théorie de la ludicisation : une approche anti-essentialiste des phénomènes ludiques », Communication lors de la journée d’études Jeu et jouabilité à l’ère numérique, 2012, p. 1  http://www.ludologique.com

10 Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 9.

11 La commission de la terminologie propose pour game play l’équivalence « jouabilité » et la définition suivante : « Ensemble des possibilités d’action offertes à un joueur par un jeu vidéo ; par extension, qualité du jeu appréciée au regard de ces possibilités. Équivalent étranger : game play.

12 Voir la description de l’éditeur publié par le site Historia Games http://www.histogames.com/HTML/inventaire/fiche/e/espana-1936.php

13 Marc Marti, « La mémoire multimédia », art. cit., p. 533 ; Marc Marti, Jacques Cabassut, « Mémoire et trauma », art. cit. proposent une liste assez complète des sorties DVD du moment, p. 71-72 ; Pour la BD, voir Michel Matly, « Dibujando la guerra civil. Representación de la guerra civil (1936-1939 en los comics publicados desde 1976 », Hispania nova, 13, p. 105  http://www.uc3m.es/hispanianova

14 ABC, 2008, « Amplian el vídeojuego sobre la guerra civil tras vender más de 60 000 copias », ABC hoy tecnología, 10/10/2008, (archivée) : http://www.hoytecnologia.com/noticias/Amplian-videojuego-sobre-Guerra/79272 consultable sur http://archive.li/dlYNS

15 Matthieu Letourneux, « La question du genre dans les jeux vidéo », in Sébastien Genvo (dir.), Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 46.

16 Voir les articles suivants, dans Libertad digitalhttp://www.libertaddigital.com/internet/un-videojuego-sobre-la-guerra-civil-permitira-al-bando-republicano-ganar-y-declarar-cautivo-y-desarmado-el-ejercito-faccioso-1276287016/  ; 20 minutoshttp://web.eldia.es/2006-09-07/zonaweb/zonaweb8.htm

17 Voir le reportage posté sur YouTubehttps://www.youtube.com/watch?v=sGrxybu12aE

18 Voir le casting complet et la répartition des missions sur le Wiki du greffon  http://www.wikiwand.com/es/1936,_España_en_llamas#/Personajes

19 Mary Nash, Rojas, Las mujeres republicanas en la guerra civil, Madrid, Taurus, 1999, p. 112.

20 Matthieu Letourneux, « Les univers de fiction des jeux vidéo », in Sébastien Genvo (dir.), Le game design de jeux vidéo, op. cit., p. 199.

21 Voir Ariadn@, 26 octobre 2003, « 1936, la guerra civil en juego » http://www.elmundo.es/ariadna/2003/159/1067002344.html

22 Source : España en llamas, Mod de Call of Duty. Tous droits réservés.

23 Source : Más trincheras, más refugios, así no pasarán, 1937, affiche du pavillon de la République. Collection de l’Université de Barcelone.

24 Source : España en llamas, Mod de Call of Duty. Tous droits réservés.

25 Journal Crónica, septembre 1936, version numérique de la Hemeroteca Digital de la BNE. Accès catalogue  http://hemerotecadigital.bne.es/

26 No pasarán, affiche commune UGT/CNT, Anonyme, 1936, Tous droits réservés.

27 3Djuegos, Análisis de Sombras de la guerra http://www.3djuegos.com/juegos/analisis/1556/0/sombras-de-guerra-la-guerra-civil-espanola/ « En moins de deux minutes, une vidéo dans le plus pur style du NO-DO, avec une voix off solennelle et des images d’archive nous informe de la situation de la République et immédiatement après, on nous présente comme héroïne une fille bien foutue, avec un décolleté vertigineux, à la poitrine et aux lèvres siliconés […] En voyant cet art-work d’une fille à forte poitrine, avec les habits déchirés, que peut-on attendre ? Rien de moins que ce qu’est vraiment Sombras de la guerra, un jeu où il ne manque qu’une illustration d’Azpiri, avec la libertaire en question en sous-vêtements. »

28 Site de jeux vidéo 3djuegos https://www.3djuegos.com/juegos/imagenes/1556/0/sombras-de-guerra-la-guerra-civil-espanola/

29 Hovig Ter Minassian, « Les jeux vidéo : un loisir uchronique ? », in François Pernot, Éric Vial, Uchronie : l’Histoire telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être, Montreuil, Les éditions de l’œil, coll. « La bibliothèque fantôme », 2016, p. 9, HAL-SHS  https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01412176

30 Voir les déclarations de Francisco Pérez, le directeur de Legends Studio dans 20 minutos du 26/12/2006.

31 « Aujourd’hui, après avoir capturé et désarmé l’armée factieuse, les troupes républicaines ont atteint leurs derniers objectifs militaires. La guerre est terminée. »

32 Voir El Mundo, édition du 5 septembre 2006, « Un videojuego para cambiar el resultado de la Guerra Civil » http://www.elmundo.es/navegante/2006/09/04/juegos/1157358631.html  ; El País, édition du 3 décembre 2007, « ’Sombras de guerra’reabre viejas heridas sobre la contienda civil » http://elpais.com/diario/2007/12/03/radiotv/1196636403_850215.html  ; La Vanguardia, édition du 30 octobre 2007, « Planeta lanza el primer videojuego commercial sobre la guerra civil » http://www.lavanguardia.com/internet/20071030/53406729546/planeta-lanza-el-primer-videojuego-comercial-sobre-la-guerra-civil-espanola.html  ; La Voz de Galicia, 2 septembre 2006, « Un nuevo videojuego permite al usuario ganar la Guerra Civil con los republicanos » http://www.lavozdegalicia.es/noticia/sociedad/2006/09/02/nuevo-videojuego-permite-usuario-ganar-guerra-civil-republicanos/0003_5073416.htm

33 El País, 15 novembre 2007, « Protesta de Carlota Leret, hija de uno de los fusilados en el videojuego » http://elpais.com/diario/2007/11/15/ciberpais/1195097066_850215.html

34 La bande annonce est accessible sur YouTube, voir à 0’41’’ https://www.youtube.com/watch?v=lXCu4RXdYHg

35 Voir El País, 3 décembre 2007, art. cit.

36 El País, 15 novembre 2007 http://elpais.com/diario/2007/11/15/ciberpais/1195097067_850215.html

37 Ibidem

38 Voir le reportage diffusé par la chaine catalane TV3 en 2007 https://www.youtube.com/watch?v=NwcABBBmc-g à 1’47’’.

39 Voir la rubrique « À propos » de la page Facebook https://www.facebook.com/1936mohaa/

40 La version initiale fut développée à partir du moteur d’un classique fondateur des FPS sur la Seconde Guerre mondiale, Medal Of Honor Allied Assault (Electronics Arts, 2002).

41 Page d’accueil de la page Facebook : « juego FPS 1a persona 1936 España en llamas no es más que un juego de la guerra civil española utilizando los motores gráficos del Medal of Honor Alied Asault (Mohaa) y call of duty 2 (cod2) » https://www.facebook.com/1936mohaa/

42 Ariadn@, 26 octobre 2003, « 1936, la guerra civil en juego » http://www.elmundo.es/ariadna/2003/159/1067002344.html « Los diseñadores han querido desmarcarse de cualquier intento de politización: “No hay orientación política. Ésa es una de las razones por las que sólo se ofrece la versión multijugador, de manera que cada uno sea libre de elegir el bando en el que quiere alistarse.” »

43 La page affiche le message suivant : « Nota : Esta misión no está basada en hechos históricos. Se trata de una versión alternativa del final de la guerra civil española que nada tiene que ver con lo que sucedió realmente ».

44 L’expression est de Sébastien Genvo, « Approches des jeux vidéo : jugements de valeurs et idéologie », in Sébastien Genvo (dir.), Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 101.

45 Anthony Rowley, Fabrice D’Almeida, Et si on refaisait l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 11.

46 « Le principal intérêt de l’uchronie pour les historiens est un retour critique sur leur propre savoir. Il s’agit d’interroger les chaînes causales de l’Histoire telles qu’ils les ont eux-mêmes établies. Le point de divergence permet en effet de vérifier la validité de l’explication des événements qui sont réellement attestés. L’uchronie est un moyen de se tenir “au bord du tableau”, de se garder de “l’illusion perspectiviste” ». Voir Ibidem, p. 197.

47 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile », art. cit., p. 32b.

48 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile », art. cit., p. 36a.

49 Santos Juliá, « Memoria, historia y política de un pasado de guerra y dictadura » in Memoria de la guerra y del franquismo, Madrid, Taurus y Fundación Pablo Iglesias, 2006, p. 9. Article consulté au format PDF sur 
https://www.researchgate.net/publication/271470784_Memoria_historia_y_politica_de_un_pasado_de_guerra_y_dictadura

50 Ley por la que se reconocen y amplían derechos y se establecen medidas en favor de quienes padecieron persecución o violencia durante la Guerra Civil y la Dictadura.

51 Marc Marti, Jacques Cabassut, « Mémoire et trauma », art. cit., p. 63-64.

52 Jean-Yves Boursier, La fabrique du passé, Nice, Ovadia, 2010, p. 262. L’auteur reprend ici un titre d’ouvrage sur la France de Vichy : Henry Rousso, Henry et Éric Conan, Vichy. Un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.

53 Jean-Yves Boursier, La fabrique du passé, op. cit., p. 262.

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Table des illustrations

Titre 1.1936, España en llamas (impression écran)22.
URL http://journals.openedition.org/etudesromanes/docannexe/image/10142/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 15k
Titre 2.Más trincheras, así no pasarán (affiche d’époque anonyme), 193623.
URL http://journals.openedition.org/etudesromanes/docannexe/image/10142/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 16k
Titre 3.Marión Barreno dans 1936 España en llamas24.
URL http://journals.openedition.org/etudesromanes/docannexe/image/10142/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 13k
Titre 4.Une du journal Crónica (septembre 1936)25
URL http://journals.openedition.org/etudesromanes/docannexe/image/10142/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 19k
Titre 5.Affiche d’époque : No pasarán (UGT-CNT), 193626.
URL http://journals.openedition.org/etudesromanes/docannexe/image/10142/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 37k
Titre 6.La milicienne dans Sombras de la guerra28.
URL http://journals.openedition.org/etudesromanes/docannexe/image/10142/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 27k
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Pour citer cet article

Référence papier

Marc Marti, « Le jeu vidéo et la mémoire  »Cahiers d’études romanes, 39 | 2019, 233-252.

Référence électronique

Marc Marti, « Le jeu vidéo et la mémoire  »Cahiers d’études romanes [En ligne], 39 | 2019, mis en ligne le 10 mars 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/10142 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.10142

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Auteur

Marc Marti

Université Nice Sophia Antipolis, LIRCES EZ 3159

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Droits d’auteur

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