BONAPARTE, VENISE ET LES ÎLES IONIENNES DE LA POLITIQUE TERRITORIALE A LA GÉOPOLITIQUE.

I - Pour un historien aussi peu suspect de nostalgie pour l'ancien régime que l'était Jacques Godechot, l'événement de la chute de la République de Venise en mai 1797, suivi en octobre de son épilogue de Campoformio, constitue de nos jours encore un épisode "révoltant".

Du point de vue du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, les "affaires de Venise", comme les appellera Napoléon dans le Mémorial de Sainte-Hélène, sont bien un épisode révoltant. Le 12 mai 1797, les armées de la jeune république française provoquent la disparition d'une autre république. Certes aristocratique, celle-ci était néanmoins très aimée de ses sujets; de plus, depuis le traité de Passarowitz (1718), elle avait fait de la neutralité un véritable dogme diplomatique. Militairement, la disparition de la millénaire Sérénissime constitue le point d'orgue de la glorieuse campagne d'Italie.

Pourtant, en Vénétie, durant l'hiver 96 et le printemps 97, la magie et l'enthousiasme milanais, merveilleusement mythifiés dans les premières pages de la Chartreuse de Parme, se sont dissipés. La France, foyer d'où rayonne la lumière des grands principes de Quatre-vingt neuf, se présente alors sous la forme d'une armée d'occupation qui doit faire face à une tenace hostilité de la paysannerie, profondément attachée au vieux pouvoir paternaliste de la "Dominante" et très effrayée par ces soldats de la Révolution que les prêtres de campagne décrivent comme des "sans Dieu ".

Le 1er mai 1797, c'était en dépit de la neutralité vénitienne, et en saisissant pour prétexte l'insurrection sanglante de la ville de Vérone, fidèle à la Sérénissime, que Bonaparte déclarait la guerre à Venise. En réalité, la révolte de la population de Vérone, entre le 17 et le 24 avril 1797, dirigée contre l'occupation militaire française et restée célèbre dans l'histoire italienne sous le nom de "Pâques véronaises", avait été en partie provoquée par les Français eux-mêmes afin d'obtenir des prétextes à leurs hostilités contre Venise. Il s'agissait du dernier acte de toute une série de provocations et de manoeuvres, habilement orchestrées par les agents du "Bureau secret" de Bonaparte afin d'instituer en mars-avril, dans les villes de la terre-ferme vénitienne, avec l'appui plutôt forcé des notables locaux, des "municipalités jacobines ".

En réalité, celles-ci n'avaient d'autre légitimité que celle des baïonnettes françaises et d'autre utilité pour Bonaparte que de constituer une monnaie d'échange afin d'obtenir de l'Autriche ce traité de paix qui allait faire de lui non seulement un vainqueur mais aussi un pacificateur.